Une lueur perce en Amérique. Certes, on en est pas encore arrivé au jour où le slogan «In God, we trust» est remplacé par «In Biden, we trust» sur les billets de banque du plus puissant pays du monde, l’exorbitant dollar selon le mot de Barry Eichengreen, l’exégète de la monnaie américaine.
Qui, cependant, ne réalise pas combien l’installation dans ses fonctions de 46ème Président des Etats-Unis d’Amérique, ce 20 janvier, fait de Joe Biden Jr. l’incarnation d’un espoir rarement autant attendu non seulement par la majorité de ses habitants mais aussi par la planète entière ?
Le contexte de sa prestation de serment, devant les juges constitutionnels, y ajoute une touche mystique, puisque la virtualité, comme jamais avant, l’enveloppera d’un surréalisme sans précédent depuis la création de ce poste, voici deux cents ans, et que l’on dit le plus prestigieux sur terre. Virtualité imposée par une pandémie qui a réduit au maximum, pratiquement en une haie de drapeaux et quelques figures officielles, la cérémonie traditionnellement beaucoup plus populaire. Le virus tient à marquer sa force de frappe, jusque dans les imaginations, en s’imposant en ordonnateur d’un rituel dont il a bousculé les règles. Virtualité plus politicienne aussi dans la mesure où, mauvais joueur jusqu’au bout, le Président sortant et lourdement défait, Donald Trump, a préféré se tailler, tôt ce matin, pour ne pas vivre ce qu’il considère comme une ignominie : passer le flambeau du pouvoir à un successeur pourtant démocratiquement élu. Qu’il piétine là un des symboles de l’attraction américaine, terre de galanterie dans la manière dont ses acteurs politiques se distinguaient en se soumettant à un exercice gracieux de passation de pouvoirs après avoir fini de violents duels sur les tréteaux électoraux, sous l’arbitrage du public-électeur, n’est guère surprenant pour cet homme qui quitte la scène, mèches de cheveux en l’air, humilié jusqu’à se voir privé de sa capacité à tweeter comme bon lui semble.
L’Amérique revient de loin. On avait cru qu’elle ne pouvait pas tomber aussi bas. Après son humiliation à Pearl Harbour, avec la destruction de sa flotte par la marine Japonaise, le 7 décembre 1941, elle n’avait pas seulement pris le parti de s’engager dans la deuxième guerre mondiale, renversant une hostilité interne, fondée sur un isolationnisme dans ses gênes, son impérium avait puni les audacieux Nippons mais lancé sur la planète une «pax-Americana» que la précédente, la «pax-Britannica», rendue inapte à réguler les mers et fournir les biens publics globaux essentiels au fonctionnement d’un ordre international, lui avait consentie.
A son apex, surtout à partir de 1990, quand elle devint après la guerre froide, l’hyperpuissance qu’elle était, selon le mot de l’ancien ministre français des Affaires Etrangères, Hubert Védrine, en avait fini par oublier ses fragilités. Notamment l’assassinat de trois de ses grandes figures dans les années 1960 (deux frères Kennedy, dont le Président John, et le symbole de la cause noire, Martin Luther King); le risque de son déclassement, cette fois économique, par un Japon revenu rugissant de sa défaite militaire au point que l’universitaire de Harvard, Ezra Vogel ne craignit pas de lui consacrer un livre intitulé : Number One; et, enfin, le scandale du Watergate qui contraignit, pour la première fois, un Président américain, Richard Nixon, à être démis de ses fonctions en 1974. Sans oublier les scènes de violence, en commençant par le rejet de son modèle, par les communistes du Viêt-Cong, au Vietnam, qui chassèrent ses troupes de leur territoire, en 1968. Et celles, déchaînées, de substitution de son culte de la démocratie Occidentale par une mollarchie en Iran, en 1979, avec, à la clé, une prise d’otages qui dura 444 jours pour ne se terminer qu’à l’élection en Novembre de cette année-là du conservateur, belliciste, Ronald Reagan.
«America is Back !», l’Amérique est de retour, ne fut pas qu’un simple slogan sorti de la bouche de l’ancien gouverneur de Californie et acteur Série B des films cowboys.
C’était un retour vengeur : par la réinstallation de l’économie de marché à travers le pari du libéralisme sans complexe, accentué par l’action Outre Atlantique d’une égérie de cette vulgate, en la personne de Margaret Thatcher, et une relance de la course aux armements, Reagan put remettre le balancier en place, c’est-à-dire en faveur de son pays.
La fin de la guerre froide, précipitamment perçue comme celle de l’histoire, marqueur de l’avènement incontesté du modèle libéral, aux yeux du politologue Francis Fukuyama, allait encore faire plus pour l’image d’une Amérique dont le statut de centre de la terre, pays élu de Dieu, ne semblait plus faire l’objet de quelque contestation.
A l’interne, sous l’impulsion des théoriciens du monétarisme, dirigés par Milton Friedman et son école de Chicago, les thèses néolibérales triomphaient, et, à l’externe, le Consensus de Washington, ainsi nommé par Jon Williamson, devenait le corset de dix mesures spartiates qui renvoyaient l’Etat à ses pénates, en érigeant le culte du «moins d’Etat».
Qu’est-ce qui a bien pu alors se passer pour qu’aujourd’hui, l’ancien gendarme du monde ne soit plus perçu que comme un Goliath, enchaîné, en déclin ?
A l’évidence, autant l’espoir de son réveil pointe dans maintes têtes autant le sentiment de son ambivalence prend le dessus alors que son nouveau Président assume la charge de chef de son Exécutif, en installant ses quartiers dans le bureau ovale de la Maison Blanche, siège des services de la présidence américaine, au 1600 Pennsylvania Avenue, à Washington DC.
Nul ne doute, bien sûr, qu’en termes de pouvoir absolu, l’Amerique reste la puissance primordiale. Son Produit intérieur Brut (PIB) de plus de 20000 milliards de dollars en fait la première puissance économique du monde. Ses progrès technologiques dans l’exploitation de ses ressources naturelles, notamment le pétrole et le gaz de schiste au moyen de la fracturation hydraulique et du forage horizontal, l’ont libéré de sa dépendance énergétique, qui le forçait à ouvrir son parapluie sécuritaire au-dessus du Moyen Orient, où il s’approvisionnait jusqu’à une date récente. Et ses universités, comme le rappelle le classement fait par l’université de Jiao-Tong, à Shanghai, référence mondiale en la matière, comptent 15 parmi les meilleures qui soient. Cela explique pourquoi aucun autre pays n’est aussi bien placé que lui dans la course à l’économie de savoir, à l’intelligence artificielle, et à la création des nouveaux «drivers» de la création de richesses, les smartphones, les ordinateurs et autres produits de la digitalisation au cœur d’une 4ème révolution industrielle en vigoureuse marche.
Si la prise de fonctions de Joe Biden fait douter, c’est qu’en termes relatifs, l’Amérique est en perte de vitesse. «Elle s’est suicidée pratiquement plutôt qu’elle n’a été assassinée», argumente Joseph Nye, le Professeur émérite de Harvard, grand théoricien de la thèse du pouvoir d’attraction, de séduction, le «soft-power».
Le fautif ? On peut être tenté d’y voir surtout la touche de l’incontournable Trump mais c’est depuis le début des années 1990 qu’atteinte du syndrome d’hubris, se projetant aux quatre coins de la terre pour y créer, dans l’optique du premier Président Bush, un «Nouvel Ordre Mondial», dans la foulée de sa première intervention militaire après la guerre froide pour chasser l’Irak du Koweit qu’il avait envahi, que remonte le rejet de son leadership. En Octobre 1993, ses soldats tués par une horde de guérilleros locaux, puis trainés dans les rues de la Somalie dans ce que l’on finira par définir comme une guerre asymétrique, forcèrent la nouvelle Administration dirigée par le démocrate Bill Clinton à se replier derrière les eaux qui entourent l’Amérique. Cet isolationnisme ne fut même pas brisé par le génocide Rwandais de 1994 et seul le poids des remords y mit fin quand les atrocités contre les musulmans du Kossovo justifièrent une intervention qu’il valida en 1999, sous la bannière de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
Sans les attaques du 11 Septembre 2001 et la montée en puissance d’un djihadisme déstabilisateur ciblant ses citoyens et ses alliés, jamais Washington ne serait revenue au-devant de la scène mondiale au nom de la guerre anti-terroriste.
C’est dire que le déclin relatif de l’Amérique procède de sa perte progressive de son pouvoir d’attraction qu’elle ne parvint à restaurer que, brièvement, sous la parenthèse représentée par la présidence Obama, de 2008 à 2016.
Puis, ce fut l’éléphant Trump dans le magasin de porcelaines. N’en faisant qu’à sa tête, égocentrique en diable, champion des coups de poing, et adepte auto-proclamé de l’Amérique d’abord, celui que dans un coup de tête, par populisme plus que conviction, ses compatriotes ont élu en Novembre 2016 a donc été la force de disruption qui a assassiné ce qui restait du label Amérique. Retrait de l’Accord Climat, qui faisait consensus, sortie de celui sur le projet d’enrichissement de l’uranium par l’Iran à des fins militaires, refus du multilatéralisme en commençant par l’ONU, fermeture de son pays aux migrants musulmans, et dialogue avec le Président.. Nord-Coréen qu’il avait pourtant promis de réduire en cendres.
Comme pour s’assurer que toutes les occasions étaient belles pour qu’il se fasse mousser, ramant toujours à contre-courant, Donald Trump a joué jusqu’au bout la carte de l’outsider. En refusant tout rôle à la diplomatie classique au point de rendre obsolète par ses intempestifs tweets le Département d’Etat américain, hier très respecté, qu’il a réduit en bureaucratie oisive, le chasseur insatiable de buzz qu’il est a démoli l’un des fondements majeurs de la politique étrangère américaine : «politics stops at the water’s edges», mot prêté au Sénateur Arthur Vandenberg, qui postule que les divisions entre les politiciens du pays s’arrêtent au-delà des frontières américaines.
Par l’unilatéralisme de son action, par un entêtement solitaire, Donald Trump a fini par faire des Etats-Unis le punching-ball, l’ennemi de toute la planète. Son pays en a perdu son leadership. Il en est devenu un repoussoir. Pendant ce temps, de nouvelles rivalités émergeaient sur le terrain qu’il a abandonné.
Cas en particulier de la Chine dont le Président, Xi Jinping, s’est empressé, dès l’arrivée de Trump au pouvoir, pour aller prêcher la cause de la mondialisation et du multilatéralisme aussi bien au Forum Mondial de Davos que dans tous les cénacles disposés à écouter sa thèse alternative centrée autour du siècle de la renaissance Chinoise et du capitalisme….étatique.
La nature ayant horreur du vide, le retrait suicidaire des Etats-Unis de la scène internationale a fait que, désormais, son nouveau Président se devra de compter avec non seulement une Chine, première puissance économique mondiale depuis 2015 en termes de parité de pouvoir d’achat (ppp) et qui avance à une vitesse vertigineuse sur tous les autres paramètres du progrès économique mais constater que ses alliés Européens, lassés des entrechats et trahisons, du mépris de Trump, ont entrepris de construire une maison commune sans leur hôte dominateur d’antan.
Le mal fait par le président sortant ne sera pas facile à surmonter et, à 78 ans, à un âge aussi tardif de sa vie, son successeur aura besoin de plus que d’une rhétorique charmante ou du ouf de soulagement qui résonne des quatre coins de la planète pour remettre les pendules à l’heure. A la tête d’un pays racialement et socialement divisé, frappé de plein fouet par la pandémie du COVID, ayant perdu l’essentiel de son soft-power, paralysé par la polarisation politique dans ses instances d’arbitrage des débats nationaux, notamment au sein d’un Congrès conflictuel, et incertain quant à ce qui doit être son identité, il ne pourra guère jouir longtemps du moment de répit que lui offre, ce jour, l’installation de son nouveau leader.
A maints égards, l’Amérique est prise d’un vertige incertain, entraînant le reste du monde avec elle. Le rayon d’espoir qui surgira de son ciel est bien mince pour justifier quelque enthousiasme débordant.
L’Amérique n’est donc pas encore de retour. Sa rédemption n’est pas pour demain. Et rêver qu’elle puisse rapidement tendre une main salvatrice à une Afrique travaillée par les démons de l’autoritarisme, de la corruption, de la mal-gouvernance et d’autres tares sociales et sanitaires reste une douce illusion. S’y laisser aller, c’est oublier l’une des pierres angulaires de la politique étrangère américaine: « Elle commence à domicile! ». En clair, l’Afrique devra résoudre, elle-même, ses propres défis.
Adama Gaye*, Expert en politique étrangère américaine, ancien Fellow US Foreign Policymaking Program, University Maryland, College Park, USA.