Lettre d’un citoyen à Mesdames et Messieurs les députés de l’Assemblée nationale

par pierre Dieme

Mesdames et Messieurs les députés,

Vous êtes appelés le lundi 11 janvier 2021 à un débat suivi d’un vote sur le projet de loi n° 46/2020 modifiant la loi n° 69-29 du 29 avril 1969 relative à l’état d’urgence et à l’état de siège.  

Le projet de loi (publié sur les sites web) propose l’institution d’un « état de catastrophe naturelle ou sanitaire » pour « assurer le fonctionnement normal des services publics et la protection des populations ». On peut dire que l’objet de cette nouvelle législation est de permettre au gouvernement de prendre des mesures pour assurer le fonctionnement normal du service public mais également de conférer aux autorités administratives des pouvoirs d’urgence pour protéger l’ordre public en cas de catastrophe naturelle ou sanitaire.

Après étude du projet de texte, nous avons relevé des zones d’ombre, des oublis et quelques imperfections que nous souhaitons porter à votre attention.

Les zones d’ombre à clarifier

À titre liminaire, nous posons la question suivante : pourquoi n’a-t-on pas adopté à ce jour une nouvelle loi qui abroge et remplace la loi n° 69-29 du 29 avril 1969, en application des dispositions du dernier alinéa de l’article 69 de la Constitution de 2001 qui dispose : « Les modalités d’application de l’état de siège et de l’état d’urgence sont déterminées par la loi » ?

Faudrait-il rappeler que sous l’empire de la Constitution de 1960 et de celle 1963, l’état d’urgence était organisé par la loi n° 60-42 du 20 août 1960 relative à l’état d’urgence (confirmée par la loi n° 63-04 du 4 janvier 1963) et la loi n° 69-29 précitée.

En admettant que la Constitution n’interdit pas à l’Assemblée nationale de prévoir une législation sur l’« état de catastrophe naturelle ou sanitaire », il faut reconnaitre que le projet de loi ne détaille pas le contenu de ce nouveau régime exceptionnel comme c’est le cas en matière d’état d’urgence  (13 articles pour le titre I contre 2 articles pour le nouveau titre IV).

Le silence du projet de loi sur :

  • les procédures concernant la déclaration de l’« état de catastrophe naturelle ou sanitaire » à savoir les caractéristiques que doit revêtir obligatoirement  l’« état de catastrophe naturelle ou sanitaire » pour être considéré comme tel. 

Selon l’article 24 nouveau, le troisième régime est déclaré « en cas de survenance de situations de catastrophes naturelles ou sanitaires ». Cet article s’est limité aux catastrophes naturelles laissant de côté les autres catégories de catastrophes et les crises humanitaires.

Une première ambiguïté dans le texte de loi proposé : qu’entend-on par « catastrophe naturelle » au sens du projet de loi ? Autrement dit, pourquoi le projet de texte n’en donne pas une définition précise au sens juridique du terme ?

La loi burkinabè n° 012-2014/AN du 22 avril 2014 portant loi d’orientation relative à la prévention et à la gestion des risques, des crises humanitaires et des catastrophes définit ainsi une catastrophe naturelle : « l’interruption grave du fonctionnement d’une communauté ou d’une société résultant des aléas naturels et causant des pertes en vies humaines, des pertes matérielles, économiques ou environnementales que les sinistrés ne peuvent surmonter avec leurs seules ressources propres ».

À notre sens, et en l’absence d’une définition légale de « catastrophe naturelle » et de « catastrophe sanitaire », il faut s’en tenir à la loi de 1969. En effet, cette loi qu’on veut modifier nous édifie sur le sens et le contenu du régime des catastrophes puisque son article 2 prévoit la possibilité de déclarer l’état d’urgence en « cas d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, un caractère de calamités publiques ».

Le Vocabulaire juridique de Gérard Cornu (11ème édition, 2016, pp. 145-146) définit ainsi les calamités publiques : « expression générique désignant un ensemble de fléaux ou de sinistres : incendies, inondations, ruptures de digues, éboulements de terre ou de rochers, « marée noire » ou autres accidents naturels, épidémies, épizooties ».

Une autre lacune dans le projet de loi : la nature de l’acte qui déclare l’« état de catastrophe naturelle ou sanitaire » n’est pas précisée. Or, la loi de 1969 indique très clairement que l’état d’urgence (article 2) et l’état siège (article 15) sont institués par décret.

  • les pouvoirs conférés à l’autorité administrative en matière de restrictions des libertés, de perquisitions et de contrôle de la presse.

Le projet de loi est resté silencieux sur les pouvoirs donnés à l’autorité compétente en matière de limitation des libertés, de perquisitions et de contrôle de la presse.

À la différence de la loi de 1969, le projet de loi ne précise pas les pouvoirs qui sont automatiquement donnés à l’autorité administrative compétente (voir les articles 3 à 9 de la loi de 1969) et ceux qui ne peuvent être donnés qu’en vertu d’une disposition expresse de l’acte déclarant l’« état de catastrophe naturelle ou sanitaire » (voir les articles 10 à 13 de la loi de 1969). À titre d’exemple : les pouvoirs de réquisition et l’habilitation pour « prendre toutes mesures appropriées pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toutes natures… ». 

  • les dispositions pénales en cas de non-respect des mesures prises par l’autorité administrative.

La question est posée de savoir comment sont constatées les infractions et quelles sont les sanctions encourues en cas de non-respect des mesures prises dans le cadre de l’ « état de catastrophe naturelle ou sanitaire » ? Le projet de texte ne répond pas à cette question.

Pour rappel, en cas d’état de siège et d’état d’urgence, l’article 21 de la loi de 1969 prévoit que « les infractions aux dispositions de la loi seront punies d’un emprisonnement de 2 mois à 2 ans et d’une amende de 20 000 à 500 000 francs ou de l’une de ces deux peines seulement ». On se demande si les dispositions de cet article ne devraient pas être actualisées.

  • les dispositions communes aux trois régimes d’exception.

La question se pose de savoir si les dispositions communes à l’état d’urgence et à l’état de siège (articles 19 à 23) sont applicables au nouveau régime. Le projet de loi est muet sur la question.

  • le rôle l’Assemblée nationale pendant l’application de l’article 24 nouveau

c’est-à-dire les moyens dont dispose l’institution parlementaire pour contrôler les mesures prises en application de la nouvelle loi. 

Au total, il y a lieu de préciser davantage le cadre juridique dans lequel devront s’inscrire en particulier les mesures de police pouvant être prises pendant la durée du régime de l’« état de catastrophe naturelle ou sanitaire ».

L’examen du projet de loi révèle des oublis importants

Il nous parait difficilement compréhensible que les rédacteurs du projet de loi ne se soient pas donné la peine d’identifier les dispositions de la loi de 1969 qui, au fil du temps, sont devenues obsolètes. Sont concernées les dispositions des articles 1er, 7, 20 et 23 qu’il convient de modifier ou d’abroger et de remplacer.

L’article premier est à modifier

Cet article dispose : « L’état d’urgence et l’état de siège sont institués dans les conditions prévues à l’article 58 de la Constitution. Les dispositions qui les régissent font l’objet de la présente loi ».

  • Il est clair que la loi n° 69-29 du 29 avril 1969 est une loi d’application de l’article 58 de la Constitution de 1963. En effet, comme l’indiquait le rapport présenté au nom de l’inter commission de l’Assemblée nationale[1],  le projet de loi n° 18/69 de 1969 relatif à l’état d’urgence et à l’état de siège, avait, entre autres , comme objectif de « refondre et adapter la loi du 20 août 1960 relative à l’état d’urgence dont nombre de dispositions se trouvaient en contradiction du fait qu’elle lui est antérieure , avec la Constitution du 8 mars 1963 et notamment en son article 58 ».

Admettons que la Constitution du 22 janvier 2001 n’a pas pour autant abrogé la loi n° 69-29 promulguée il y a cinquante-un an. Dans ces conditions, la première phrase de l’article premier de la loi de 1969 qui renvoie à l’article 58 de la Constitution de 1963 devrait être modifiée.

  • La seconde phrase de l’article premier devrait être modifiée pour inclure le nouveau régime d’exception dans le champ d’application de la loi de 1969 (article 1er).

L’article 7 est à modifier

Il fait référence au décret n° 61-442 du 22 novembre 1961 portant réglementation de la radioélectricité privée qui n’est plus en vigueur.

L’article 20 est à modifier

Il mentionne le Tribunal spécial crée par la loi n° 61-57 du 21 septembre 1961. Or, la loi n° 73-47 du 4 décembre 1973 a substitué au Tribunal spécial la Cour de sureté de l’Etat, supprimée par la loi n° 1992/31 du 4 juin 1992. Cette disposition ne peut donc être maintenue en l’état dans la loi de 1969.

Conséquemment, l’article 23 est à revoir en vue d’actualiser le renvoi à l’article 20.

Le regard critique sur le dispositif du projet de loi

Il ressort du texte étudié que les changements à apporter à la loi du 29 avril 1969 sont limités d’une part, à la modification de l’intitulé de son titre et d’autre part, à l’insertion d’un nouveau titre IV comprenant deux articles.

L’article premier du projet de loi :

 Il apporte une modification à l’intitulé de la loi de 1969.

  • L’expression « gestion des catastrophes naturelles ou sanitaires » est-elle appropriée ? Il aurait mieux valu écrire « état de catastrophe naturelle ou sanitaire ».
  • En règle générale, « on ne modifie normalement pas l’intitulé d’une loi ou d’un décret. Il ne peut être dérogé à cette règle que si une adaptation est rendue indispensable par suite d’un changement important dans le contenu du texte ou son champ d’application[2] ». Si l’on souhaite modifier l’intitulé, il faudrait d’abord modifier l’article premier de la loi de 1969.

L’article 2 du projet e loi : Il comprend trois dispositions.

  • La première disposition est la suivante : « Il est inséré un titre IV intitulé « Gestion des catastrophes naturelles ou sanitaires ».
  • Le mot « gestion » est-il approprié ? Il est proposé d’écrire « état de catastrophe naturelle ou sanitaire ».
  • On se demande si on est en présence d’une insertion ou d’un ajout puisque le nouveau titre IV est placé à la fin de la loi de 1969.
  • En ajoutant un titre IV après le titre III relatif aux dispositions communes, la logique interne de la loi de 1969 qu’on veut modifier ne semble plus être respectée.
  • L’intitulé du titre III devrait être revu dans le but de préciser qu’il s’agit de dispositions communes à l’état d’urgence et à l’état de siège.
  • La deuxième disposition est consacrée à l’article 24 nouveau qui instaure un régime qui fait de l’exception le principe, notamment en donnant au Gouvernement le pouvoir d’instaurer un couvre-feu sans qu’il soit nécessaire au préalable de déclarer l’état d’urgence et sans contrôle de l’Assemblée nationale. 
  • Le premier alinéa de l’article 24 nouveau énonce que le pouvoir de prendre des mesures pour « assurer le fonctionnement normal des services publics et la protection des populations » est donné à l’autorité administrative compétente. Or, l’article 25 établit que « les pouvoirs énoncés dans l’article 24 de la présente loi sont exercés par le président de la République ».

Le président de la République est-il l’autorité administrative compétente visée à l’article 24 nouveau ? Au regard des dispositions du décret n° 69-667 du 10 juin 1969 portant application de la loi de 1969, les autorités administratives sont principalement les ministres.

  • Le second alinéa indique que « ces mesures peuvent notamment consister en l’instauration d’un couvre-feu et en la limitation des déplacements … ».

L’article 24 ne donne pas la définition légale du « couvre-feu ». Dans le régime de l’état d’urgence, lorsque l’article 3.1°) de la loi de 1969 donne pouvoir à l’autorité administrative « de règlementer ou d’interdire la circulation des personnes, des véhicules ou des biens dans certains lieux et à certaines heures », il permet l’instauration d’un couvre-feu.

Autre remarque : l’usage de la locution « notamment » ne devrait pas renvoyer à la possibilité de recourir à des « usages multiples qui ne sont pas toujours appropriées ».

Enfin, le second alinéa de l’article 24 nouveau fixe la durée du couvre-feu à un mois renouvelable une fois mais aucune justification n’est fournie dans l’exposé des motifs sur la durée d’un mois par rapport aux douze jours prévus par la Constitution pour l’état d’urgence. En principe, la durée d’un couvre-feu est déterminée en corrélation avec la durée d’un état d’urgence.  

  • La troisième disposition crée un article 25 « nouveau » : il s’agit en réalité d’une disposition nouvelle ajoutée à la loi de 1969 qui ne comprend que 24 articles.

Deux conclusions peuvent être dégagées de ce qui précède.

Premièrement, la nouvelle législation va donner au gouvernement des pouvoirs très importants qui ne sont pas clairement exposés dans le dispositif du projet de loi.

Deuxièmement, le nouveau régime de l’« état de catastrophe naturelle ou sanitaire » ne devrait pas être prévu dans la loi de 1969 qui est la loi d’application de la Constitution de 2001 dans ses dispositions relatives à l’état d’urgence et à l’état de siège. Il faudrait soit, et au préalable, modifier l’article 69 de la Constitution, soit faire adopter une loi distincte de celle de 1969. Dès lors, on s’interroge sur l’intérêt d’inclure dans la loi de 1969 ce nouveau régime d’exception plutôt que de l’organiser dans une loi distincte comme c’est le cas au Burkina Faso.

À côté de la loi n° 023-2019/AN du 14 mai 2019 portant règlementation de l’état de siège et de l’état d’urgence, le parlement burkinabè a adopté la loi n° 012-2014/AN du 22 avril 2014 portant loi d’orientation relative à la prévention et à la gestion des risques, des crises humanitaires et des catastrophes. Cette loi a pour objet la prévention et la gestion des risques, des crises humanitaires et des catastrophes au Burkina Faso, quelle qu’en soient la nature, l’origine et l’ampleur Elle vise de manière spécifique, entre autres, à « déterminer les conditions, modalités et procédures de déclaration de l’état de catastrophes et de crises humanitaires » (art. 3). La loi en question est mise en œuvre conformément à divers principes fondamentaux dont le principe de non politisation selon lequel « les mesures et les actions entreprises par les autorités nationales dans le cadre de la prévention et la gestion des risques et catastrophes ne doivent pas être utilisées à des fins politiques… » (article 6).

En plus de ces deux lois, le Burkina Faso dispose depuis plus d’une vingtaine d’années d’un Code de la Santé publique (Loi n° 23/94/ADP du 19 mai 1994).

Mesdames et Messieurs les députés,

Nous vous remercions de l’attention particulière que vous réserverez à la présente avant de confirmer le vote du projet de loi en l’état.

Nous vous prions de bien vouloir agréer, Mesdames et Messieurs les députés, l’expression de notre haute considération.     

Mamadou Abdoulaye Sow est Inspecteur principal du Trésor à la retraite

mamabdousow@yahoo.fr

[1] Composée de la Commission de la Législation, de la Justice, de l’Administration Générale, du Règlement intérieur et de la Commission de la Défense (3ème Législature, 2ème session extraordinaire de 1969).

[2] Guide pour l’élaboration des textes législatifs et règlementaires, La documentation française, juin 2005, p. 202.

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