La coalition des acteurs de la musique, qui s’est élargie avec les acteurs de la danse et du théâtre, a rencontré le ministre de l’Intérieur, mardi et hier. Elle exige la réouverture des salles de spectacle, surtout en cette période de fêtes de fin d’année.
Depuis avant-hier, le ministre de l’Intérieur est à la manœuvre pour calmer la colère des acteurs du monde de la culture, remontés contre les décrets en cours interdisant des manifestations au niveau de certains lieux dont les salles de spectacle. La Coalition des acteurs de la musique, qui s’est élargie depuis quelques jours avec le ralliement à leur cause des acteurs de la danse et du théâtre, était l’hôte d’Antoine Félix Abdoulaye Diome. La question du sit-in de la coalition prévue aujourd’hui et celle de la réouverture des salles de spectacle étaient les deux principaux points de discussion.
Ainsi, selon nos informations, au cours de l’entrevue, les professionnels du monde de la musique ont prêté une oreille attentive à M. Diome qui leur a expliqué que ‘’ça n’a guère été une question de stigmatisation de la culture’’. De leur côté, les artistes ont passé en revue ‘’toutes les problématiques » qu’ils ont pu rencontrer durant cette crise, sans oublier de mentionner qu’ils font partie des premiers Sénégalais à être montés au front, dans le cadre de la lutte contre la propagation de la maladie du nouveau coronavirus. Une manière de dire au ministre que les artistes et les acteurs culturels ‘’sont assez responsables’’ pour respecter les mesures barrières, comme cela se fait dans les bureaux, les moyens de transport, dans les écoles et autres lieux susceptibles d’accueillir un certain nombre de personnes au quotidien et qui restent quand même ouverts.
‘’Nous leur avons fait savoir que nous sommes des travailleurs au même titre que les autres et qu’on devrait nous traiter sur le même pied que les autres. Nous avons eu une écoute très attentive. On nous a tous écoutés, de bout en bout. Nous espérons que notre cri sera entendu’’, a fait savoir le coordinateur de la coalition, Daniel Gomes, qui tient à son sit-in. ‘’Nous leur avons fait savoir que nous avons été les plus disciplinés et qu’on n’a jamais vu les artistes dans une situation de confrontation’’, a-t-il ajouté.
La cartographie des difficultés et défis dans les différents sous-secteurs
D’ailleurs, il y a quelque temps, après le passage de la première vague de la pandémie, un atelier d’élaboration de la stratégie de relance du secteur des arts, dans un contexte de Covid-19, avait été organisé par le ministère de la Culture, en partenariat avec les associations et organisations professionnelles du secteur. A cette occasion, les acteurs avaient fait l’état des lieux du secteur culturel, en dessinant la cartographie des difficultés et défis dans les différents sous-secteurs de la culture (musique, théâtre, danse, arts visuels, mode, cinéma, livre et lecture, patrimoine culturel) et en partageant des expériences de résilience vécues dans le contexte de la Covid-19.
Ainsi, ils avaient déjà élaboré une esquisse de plan de relance des différents sous-secteurs de la culture. Ils ont donc appelé à ‘’renforcer et diversifier les sources de financement, en rendant effectifs la redevance sur la copie privée, les prélèvements de taxes sur la publicité, les sociétés de téléphonie mobile, les plateformes numériques, le mécénat, les futures rentes pétrolières, etc.’’.
Les acteurs de la musique ont demandé, pour leur part, l’annulation des taxes municipales, pour que les entreprises culturelles puissent redémarrer leurs activités. Ils ont également souhaité qu’une aide financière soit fournie aux organisateurs de spectacles. De leur côté, les danseurs ont fait 14 recommandations, dont la mise en place d’un fonds dédié à leur sous-secteur et le renforcement des droits de propriété intellectuelle des professionnels de la danse.
‘’L’urgence de rouvrir les salles de spectacle’’
La présidente du Conseil d’administration de la Sénégalaise du droit d’auteur et des droits voisins (Sodav), Ngoné Ndour, rappelait, lors de cet atelier, que la pandémie a créé des problèmes au niveau de cette structure qu’elle dirige, surtout pour la perception des droits venant du spectacle vivant. ‘’Tout le monde sait que la plus grande partie des perceptions de la Sodav vient du spectacle vivant. Et quand les salles sont fermées, il n’y a pas de perception’’, avait-elle expliqué. Ainsi, selon elle, cela a engendré des problèmes sur le paiement des droits lyrics musicaux. Il s’agit, en effet, d’une forte baisse des répartitions. Pour illustrer ses propos, Ngoné Ndour a estimé que quelqu’un qui pouvait percevoir 2 millions F CFA, peut se retrouver avec une somme comprise entre 100 000 et 200 000 F CFA.
Ainsi, lors de leur rencontre avec le ministre durant ces deux jours, elle a indiqué que les artistes ont exigé la réouverture aussi bien des grandes que des petites salles de spectacle (bars, restaurants). D’ailleurs, elle considère que ‘’plus la salle de spectacle est grande, plus il y a moyen de respecter les mesures barrières’’. Pour le rappeur Malal Talla, en tout état de cause, ‘’actuellement, il faut laisser les petites salles de spectacle (bars, restaurants) qui permettent à certaines personnes de se produire, ouvertes’’. Ainsi, dit-il, ils pourront gagner un peu d’argent. ‘’Si on ne le fait pas, l’Etat n’a pas les moyens de compenser toutes ces pertes-là. Puisque l’aide aux artistes pour la Covid-19 n’était pas assez consistante, bien qu’elle ait eu toute son importance et qu’elle ait aidé un certain nombre d’artistes. Cette aide ne s’est pas faite dans la durée. C’était d’une manière assez ponctuelle’’, observe-t-il.
La tenue de la 7e édition du festival qu’il organise depuis quelques années au mois de décembre, à savoir le Guédiawaye By Rap, ne dépend que de la décision que prendra l’autorité à l’issue de cette rencontre. Avec les décrets en cours, il n’est même plus possible d’organiser cet évènement sous format réduit. ‘’Nous avions une autorisation provisoire du préfet de Guédiawaye, mais maintenant, cette autorisation ne tient plus, puisque nous l’avions obtenue bien avant l’arrivée de la deuxième vague et le préfet nous avait avertis. Donc, probablement, le festival ne sera pas organisé’’, a fait savoir M. Talla. Il a souhaité organiser cet évènement sous un format réduit, en l’appelant ‘’Pandé-Musique festival Guédiawaye by rap’’ pour contextualiser.
Hier, au cours d’un entretien accordé à ‘’EnQuête’’, il s’est désolé de l’état de la situation. ‘’S’il ne se tient pas, cela veut dire qu’il y a un manque à gagner pour une cinquantaine d’artistes en danse, en rap, graffiti, beatmaking, djing qui étaient prévus pour des manifestations. La même situation se présente chez les régisseurs de spectacle. Et les populations pour qui le festival était un moyen de faire des bénéfices au niveau des petits commerces, ne gagneront pas d’argent. C’est des pertes très lourdes’’.
Et selon lui, au-delà de la question financière, les artistes ont besoin de faire du spectacle, de faire vivre leur art. ‘’Il est important pour nous, en tant qu’acteurs culturels, de poursuivre l’action culturelle’’, dit-il.
100 milliards de FCFA pour toute la culture
Pour sa part, le bassiste Cheikh, du duo Pape et Cheikh qui fait beaucoup de live dans les cabarets et hôtels, pense que le gouvernement devrait attendre jusqu’à la mi-janvier pour décider de fermer les salles de spectacle. Car, jouer en cette période leur permettrait de se refaire une certaine santé financière. Le chanteur Pape Diouf en espérait peut-être autant. Il avait calé des dates jusqu’au 19 janvier prochain. Déjà, le 13 décembre passé, il a dû annuler un contrat. Ce qui sera le cas ce 19 décembre également, où il devait animer un diner de gala. Du 24 au 31 décembre prochains, il devait se produire presque tous les jours. Aujourd’hui, il est sûr que certaines dates seront annulées. C’est le cas du spectacle de la mairie de Dakar qu’il devait animer le soir du 31 décembre. Son manager, Matar Diop du label Soubatel, joint par ‘’EnQuête’’, parle d’une perte de 67 millions de francs CFA, entre décembre et la mi-janvier seulement. Si en France, on parle de 2 milliards d’euros de pertes, rien que pour le secteur de la musique, au Sénégal, le président de l’Association des métiers de la musique (AMS), Daniel Gomes, parle de 100 milliards de F CFA pour toute la culture.
Par ailleurs, le président national de l’Association des artistes comédiens et du théâtre sénégalais (Arcots), Pape Faye, affirme que les musiciens ne sont pas les seuls à ressentir les affres de cette crise. Ainsi, il a souligné l’’urgence’’ de rouvrir les salles, en cette période de fêtes. ‘’Le terrain est le même, d’autant plus que nous sommes tous des acteurs de la scène, que l’on soit musicien, comédien, humoriste, etc. Pendant cette période de fin d’année, les acteurs de la scène attendent. Ils ont un rôle important à jouer dans ces fêtes-là’’, a-t-il dit. De plus, fait-il savoir, ‘’il y a des artistes qui ont déjà pris des avances pour les fêtes de Noël’’. Au niveau de l’association qu’il dirige, il relève qu’il y a ‘’un manque à gagner’’ énorme.
En effet, ils avaient prévu trois spectacles majeurs. ‘’Nous avions commencé à travailler sur les ’Renflammes’ au mois de mars. Nous avons fait beaucoup de répétitions et c’est à l’eau. Nous avions également un évènement qui s’appelait ’Homicide’ qui a été programmé à Sorano. Pendant un mois, nous avons répété.
Nous avons également ‘Ergosum’, avec Seydou Sow’’, a-t-il indiqué, soulignant les dépenses qui ont été effectuées à l’occasion. Pour demain le 18 décembre, ils avaient programmé de jouer sur la scène de Douta Seck ‘’Homicide’’. Mais ils ont dû arrêter les répétitions. D’après lui, laisser les artistes se produire est la seule solution qui vaille, en ce moment. Car, comme Malal Talla, lui aussi estime que ‘’compenser, donner de l’argent parce que les gens n’ont pas produit, ça n’a pas le même effet pour un artiste qui est monté sur scène et qui perçoit son gain’’.
‘’Les gens préfèrent s’exprimer sur scène, dérouler leurs propres émotions devant une foule. Ce n’est pas pareil. Et d’ailleurs, je crois que ce n’est pas la bonne solution. Parce certains artistes diront qu’ils étaient programmés à tel et tel autre endroit juste pour recevoir de l’argent. C’est ce qui s’est passé avec le Fonds Force-Covid. Il y a des gens qui se sont improvisés artistes. Ils sont allés se constituer en petits groupes. Et même si les gens ont été programmés à tel endroit et que ça a foiré, il faudrait qu’ils apportent la preuve. C’est à l’Etat de vérifier au niveau des organisateurs’’, dit-il.
BABACAR SY SEYE