A la place du ‘’fast-track’’ promis à la suppression du poste de Premier ministre, les Sénégalais ont plutôt droit à des ministres qui marchent comme des caméléons. A l’image du Ter ‘’inauguré’’ depuis 2019, mais qui tarde toujours à revoir Diamniadio.
‘’Le gouvernement sans berger’’. Ainsi titrait ‘’EnQuête’’ dans son édition du 7 juillet dernier. A l’époque, ils étaient nombreux à parier le retour du poste de Premier ministre, vu les multiples cafouillages au sommet de la République, depuis la suppression du poste. En atteste la gestion cahoteuse de la communication autour de la pandémie de Covid-19. Un dossier qui continue de semer le désordre dans le gouvernement. Quand les ministres ne se marchent pas sur les pieds avec des déclarations superfétatoires, ils sont tout simplement en train de prendre des décisions qui se contredisent. De sorte que certains ne manquent pas d’estimer que le jeu très audacieux du chef de l’Etat est en passe de se solder par un échec cuisant.
Difficile pour lui de se tirer d’affaire. Remettra-t-il ou non le poste de Premier ministre ? Les commentaires vont toujours bon train. En tout cas, chez les ministres, on continue de se marcher sur les pieds, quand on ne se contredit pas.
Par exemple, pour la pandémie, tantôt c’est le ministre de la Santé et de l’Action sociale qui monte au créneau pour menacer les Sénégalais de couvre-feu et de sanctions, tantôt c’est son homologue en charge de l’Intérieur qui sort pour dire la même chose. Et parfois même, le ministre de l’Education sent lui aussi la nécessité d’aller au front pour se prononcer sur le même objet… Ainsi, sur une question où, en principe, une seule intervention d’un Premier ministre aurait pu suffire, les Sénégalais se retrouvent avec une multitude de déclarations d’égale valeur, de sorte que quand les unes contredisent les autres, les gens ne savent plus à quelle parole de ministre se fier.
Dans le cadre de la prise en charge des conflits sociaux, le vide est encore plus frappant. Secrétaire général du Saems (Syndicat autonome des enseignants du moyen secondaire), Saourou Sène confirme : ‘’C’est tellement vrai ! Nous-mêmes l’avions relevé dès qu’on a supprimé le poste. Pour rappel, lorsque nous signions le protocole d’accord avec le gouvernement, c’est le président lui-même qui avait indiqué la nécessité de faire présider le monitoring des accords par le Premier ministre. L’argument avancé était qu’il y a des points transversaux et qu’aucun ministre ne pouvant convoquer l’autre, il fallait confier cette tâche au PM.’’
Avec la suppression du poste, le Dr Cheikh Kanté a été désigné pour suppléer Boun Dionne, mais les résultats n’étaient plus les mêmes. Sous M. Dionne, rappelle Saourou Sène, à chaque fois que de besoin, le Premier ministre convoquait tous les ministres et chacun faisait le point devant lui. ‘’Pour les points transversaux, chaque ministre faisait le point et après, on revient à la plénière pour que chacun puisse donner son point de vue. Par la suite, le Premier ministre fait la synthèse et donne directement des instructions à chaque ministre concerné’’.
Ce qui était loin d’être le cas avec son remplaçant. ‘’Avec ce dernier, il faisait des rencontres sectoriels. C’était toujours ministre par ministre. Jamais tous les sectoriels dans une même réunion. Et à chaque fois, on tirait la synthèse et ça s’arrêtait là. A la différence du PM qui faisait la synthèse, identifiait les points d’achoppement et donnait des instructions directement aux ministres concernés pour qu’ils y apportent des solutions. En tant que ministre, Cheikh Kanté n’avait pas les mêmes prérogatives. Et c’est toute la différence’’, signale le syndicaliste.
Quand les conflits sociaux mettent à nu les dysfonctionnements
Aussi, regrette-t-il, il n’y a aucune rencontre organisée depuis le début de la pandémie. ‘’Nous avons, en tout cas, tous intérêt à un bon suivi des accords. Cela a permis, dans le passé, à apaiser le climat. Parce que les gens se parlaient et il y avait un régulateur en la personne du Premier ministre. Actuellement, il y a des lenteurs et il pourrait suffire d’une étincelle pour que les choses deviennent ingérables’’.
Malgré les nombreux couacs, le président de la République maintient son schéma. Au dernier remaniement, tous les pronostics portant sur un éventuel retour du poste ont été déjoués par le président Macky Sall. Mais certains interlocuteurs n’en démordent pas pour autant. ‘’Même si ce n’est pas immédiatement, l’option est sérieusement envisagée au sommet. Je pense que si le président ne l’a pas fait lors du dernier remaniement, c’était surtout pour des raisons politiques. Dans le contexte de ce remaniement, prendre quelqu’un pouvait être interprété comme s’il était son choix pour le dauphinat. Maintenant que le problème se pose moins, la venue d’Idrissa Seck ayant brouillé toutes les pistes, je pense qu’il pourrait passer à l’acte en faisant revenir le poste’’, analyse notre interlocuteur sous le couvert de l’anonymat.
En tout cas, si l’on en croit l’ancien conseiller d’Abdou Diouf, Amadou Tidiane Wane, le schéma du président aurait bien pu marcher. Mais cela suppose un secrétaire général de la présidence fort. A la question de savoir si Macky Sall peut gouverner efficacement sans Premier ministre, il rétorque : ‘’Tout dépend de la personnalité qui se trouve être le secrétaire général de la présidence. Colin a joué ce rôle deux fois. D’abord sous Senghor avant d’être remplacé par Abdou Diouf. Suite aux évènements de 1962 jusqu’en 1970, il n’y avait donc pas de Premier ministre. Ce n’est qu’en 1970 que Senghor a remis le poste en y nommant Abdou Diouf.’’
Et d’ajouter : ‘’La deuxième fois, c’était en 1983 sous Abdou Diouf. Le poste a été supprimé à nouveau. Et Collin a été ministre d’Etat, secrétaire général jusqu’en 1990. Il l’a donc été pendant sept ans. Cela veut dire que si on a un bon secrétaire général et si le président veut travailler, il n’y a aucun problème. La primature n’est pas indispensable.’’
‘’Si on a un secrétaire général de la présidence fort, il n’y a aucun problème’’
Rappelant Obama, l’ancien coordonnateur de l’Association des maires du Sénégal déclare : ‘’Comme le disait l’autre, c’est des institutions fortes qui comptent, mais aussi, il faut des personnalités fortes. S’il y a une personnalité forte qui travaille, le président peut se reposer.’’
Le problème se pose donc surtout au niveau des profils des uns et des autres. Sous Boun Dionne, il y avait à la présidence juste un bouton comme il se réclamait. Lequel ne s’allumait que sur activation de son mentor. Rien à voir avec un Collin dont les instructions valaient édits présidentiels, voire bien plus. L’ancien conseiller en Développement rural se souvient : ‘’Quand il y avait un dossier, on pouvait l’écrire soit sur un document avec en-tête président de la République et c’est le président qui signe, soit avec en-tête ministre d’Etat, secrétaire général de la présidence, et c’est Collin qui signe. A deux ou trois reprises, j’ai vu que quand c’est le président, certains prennent leur temps. Ensuite, ils pouvaient se permettre d’aller négocier directement avec lui pour des concessions. Ce qui n’était pas le cas pour les dossiers signés par Collin.’’
Il ajoute : ‘’Une fois, cela m’est arrivé. Un ministre est allé voir Collin pour négocier un dossier que j’ai eu à traiter. Ce dernier lui demande qui a signé ? Le ministre répond : ‘C’est vous, Monsieur le Ministre d’Etat.’’ Collin lui fait alors savoir qu’il faut exécuter les instructions. Au point que Diouf était devenu un peu roi fainéant. Comme disait ‘Sud’ : ‘Abdou Diouf, Roi fainéant, règne mais ne gouverne pas’. C’est aussi ça le danger. Il ne faut pas une duplication du poste de président de la République.’’
On ne peut en dire autant ni de Dionne ni de son successeur Oumar Samba Ba. Ce qui ne laisse guère présager de meilleurs lendemains. Récemment, avec l’enlisement de la situation au niveau de l’institution judiciaire, il a fallu que d’autres personnalités tentent de jouer les bons offices pour aplanir les divergences.
Ainsi en était-il dans la guerre entre la chancellerie et l’Union des magistrats sénégalais. La présidente du Conseil économique, social et environnemental a eu à rapprocher les parties, mais sans succès.
De même, lors de la grève du Sytjust, les négociations étaient difficiles. Souvent, il est arrivé que le garde des Sceaux demande aux syndicalistes d’attendre la réunion du Conseil des ministres pour leur revenir. Autrement dit, le président de la République était le seul recours possible, en cas de blocage. Dans le différend opposant la CSS à la tutelle, on a, pendant un moment, été dans une sorte d’impasse. Et il a fallu un communiqué du Conseil des ministres pour rassurer l’industriel… Et les illustrations sont loin d’être exhaustives.
Mais pour Amadou Tidiane Wane, ce n’est pas pour autant une raison. ‘’En tant que SG, Collin a été confronté à la grève des policiers. Je me rappelle, j’ai passé une nuit dans le bureau de Collin avec un de ses conseillers chargé de l’Administration. Et les policiers étaient à la place de l’Indépendance à manifester. Après, ils ont tous été radiés. On revient toujours à la même conclusion. S’il y a des personnalités fortes, ça marche. Les deux systèmes peuvent être valables’’.
Interpellé sur les risques, étant donné que le SG n’est pas le chef du ministre, il dit : ‘’Le Premier ministre, non plus, n’est pas le chef des ministres. Là également, Collin a été une exception. Il a été un véritable chef.’’
Quid de la place du secrétaire général du gouvernement ? L’ancien conseiller revient sur son rôle : ‘’Il est dans la coordination purement administrative. De notre temps, chaque semaine, il y avait une réunion des directeurs de cabinet présidés par le SG du gouvernement. Mais ce dernier n’a rien à voir avec les ministres.’’ Par contre, pour le SG de la présidence, il avait la latitude de convoquer des réunions interministérielles. ‘’Il pouvait, en cas de besoin, tenir des conseils avec un nombre de ministres restreint sur un problème donné. Collin avait plus de poids sur l’Administration que même le président de la République, à un moment donné. Et aucun ministre n’osait lui tenir tête’’.
Eclairage de Moubarack Lo
Dans nos précédentes éditions, Moubarack Lo rappelait que dans l’organisation institutionnelle, plusieurs options sont possibles. Le plus important, selon lui, c’est d’assurer la coordination interministérielle, d’avoir, à tout moment, une pression sur les ministres et d’avoir un bon suivi, une bonne évaluation. L’ancien conseiller à la primature, au moment de sa dissolution, expliquait : ‘’Cette coordination peut se faire au niveau de la primature, comme ça peut se faire au niveau de la présidence. Sous Abdou Diouf, quand le poste de PM a été supprimé, il y avait un secrétaire du Conseil des ministres qui jouait ce rôle. Comme son nom l’indique, il coordonnait l’activité des ministres.’’
Dans la nouvelle formule, d’aucuns croyaient que c’est le Secrétariat général du gouvernement qui assure cette mission. Mais, à en croire M. Lô, le SG assure une coordination administrative. ‘’C’est le président de la République qui est le patron direct des ministres. Pour le SG du gouvernement, c’est la coordination des textes, leur préparation… Maintenant, la coordination politique, c’est le chef de l’Etat. C’est à lui de veiller à ce que ça fonctionne’’. Celui-ci joue-t-il pleinement son rôle ? Moubarack Lô donne sa langue au chat. ‘’Ce n’est pas à moi d’en juger. C’est au président, qui a nommé les ministres, d’apprécier leur travail. De toute façon, ayant été lui-même Premier ministre, ensuite président de la République, il connait suffisamment la coordination ministérielle pour pouvoir apprécier ce qui se fait de bien et ce qu’il faut améliorer’’.
MOR AMAR