Plus qu’un corps, c’est un puissant imaginaire naissant que les habitants de la ville de Rufisque, unis dans une douleur intensément ressentie, mettent en terre aujourd’hui.
Nations, cités et peuples vivent de ces moments dont la magie repose dans leur caractère éternel, même si leur fugacité est le signe distinctif de leurs premiers contours.
Les récits imaginaires font vibrer et respirer, espérer, les sociétés qu’ils traversent partout où leurs cours sont maintenus vivaces.
Qui douterait, par exemple, que l’Inde, sans Gandhi, ne projetterait pas l’image d’une démocratie, la plus grande au monde, de paix ? Qui ose remettre en question les rôles de Qin Chu Huangdi, unificateur de la nation chinoise en 221 avant Jésus Christ, de Sun Yat-sen, père de la revivification du patriotisme Chinois au début du siècle dernier ou de Mao Tsé-toung, celui du triomphe, non seulement du projet communiste, mais sur le siècle d’humiliation (1840-1949) de son pays aux mains de forces étrangères ? Qui va dénier à Winston Churchill, Franklin Roosevelt, Joseph Staline, leur part dans la victoire sur le nazisme ?
Les pays africains ont aussi leurs récits et héros imaginaires. C’est de l’un d’eux qu’il s’agit d’inaugurer avec la fin du séjour terrestre de Pape Bouba Diop, l’homme qui, d’une simple pichenette, assis en face de la cage de l’équipe de France de Foot-ball, marquait, le 31 Mai 2002, un but d’anthologie que le monde entier consacrait comme l’un des moments historiques de la coupe du monde de foot-ball.
Qui peut croire qu’en le mettant dans sa tombe, ses compatriotes, au-delà de la vieille ville, et l’Afrique dans son ensemble, ne savent qu’on n’enterre pas une légende. Sa vie se perpétuera donc outre-tombe.
Les imaginaires sont ainsi. Ils percent les pores des peuples et des nations. Ils les oxygènent. C’est dire qu’il est aisément compréhensible que, dès l’annonce de son décès, le symbole Pape Bouba suscite l’élan de sympathie qui continue de monter autour de son corps et de ses muscles, hier admirés, désormais éteints. Il n’en reste plus que cette sépulture…Ce corps dans un linceul, promis à l’inéluctable voyage sans retour. Sans fanfare. Dans le recueillement.
Tous les sénégalais rêveraient de le toucher une dernière fois. En boucle, son but passe et repasse sur toutes les plateformes possibles. Comme s’il reste le lien à un âge d’or, un instant inoubliable, une page écrite en diamants dans la saga d’une nation qui s’est hélas assombrie depuis lors, ne cessant de s’enfoncer dans les profondeurs après avoir trôné sur le toit du monde.
Célébrer Pape Bouba est donc une manière de s’agripper à ce passé, malheureusement, composé.
Maintenant, la vraie réalité qui se déploie, c’est le début d’une manipulation d’un fabuleux récit imaginaire.
Pendant près de deux ans, oublié de tous, réduit à une vie sur une chaise roulante, le voici, dans son corbillard, mobilisant la république entière, recevant une décoration majeure à titre posthume et des éloges funèbres sans fin, sous la conduite du «mourner-in-chief», le champion des deuils, Macky Sall, ci-devant Président (illégitime) de la République du Sénégal. Son empressement à donner le nom d’un lieu public en sa mémoire fut l’un des points marquants de ses obsèques. Nul n’est dupe: c’est l’unique réflexe qui reste à un État qui meuble les galeries avec de telles facéties, comme pour faire oublier la vacuité de sa politique sportive. Meme dans la mort, le bling-bling est le principal instrument dans sa boîte à outils. Pitoyable !
La manipulation des imaginaires est ainsi devenue une tendance lourde, des plus détestables, que la nation sénégalaise vit avec émotion sans réaliser qu’elle fait l’objet d’une vicieuse entreprise de dé-capacitation proche de l’infantilisation.
Personne ne remet en question le mérite des héros. Nul ne doute que l’imperfection fait partie de leur nature humaine, limitant leur prétention prométhéenne. Seulement, voir des zéros se pencher sur eux, capturer leur aura et s’emmitoufler de leur légende à des fins personnelles ou politiciennes, c’est inacceptable.
Les cérémonies autour des êtres prestigieux frappés par l’ange de la mort ont fini de transformer ce qui devait être des instants de recueillement en opportunités de récupération dont les imaginaires puissants qu’ils pouvaient porter sortent rarement indemnes.
Qui n’est, sous cet éclairage, pas désarçonné par l’excessive émotion officielle autour d’un corps à jamais entré dans la postérité, moins par ce qui se fait pour lui post-mortem que par son exploit asiatique du Mondial 2002 ?
Un parallèle saisissant s’en dégage. Qui n’est pas tenté de la comparer avec l’absence de réaction, digne de ce nom, face aux centaines de dépouilles humaines rejetées ou englouties par l’Océan Atlantique dans leur course pour échapper à l’enfer terrestre fait du Sénégal par ceux-là même qui officiaient autour de Pape Bouba, dans une volonté fumiste et impossible de reconquérir les cœurs d’une jeunesse laissée à l’abandon ?
Qu’on se le rappelle : tout excès est nuisible. A force de ne célébrer que les héros, à leur mort, l’Etat du Sénégal, par Macky-corbillard, doit probablement les dégoûter. Ce qu’ils attendent, ce ne sont pas des larmoiements ni des actes de reconnaissance posthume.
C’est la remise en ordre, en état, sur un droit chemin, bâti sur l’Etat de droit et de la justice, de notre pays. Les simagrées en tous genres ne ramèneront ni les défunts ni ne feront oublier aux leurs la désertion par l’Etat de ses devoirs, d’abord d’acteur chargé de produire, de fournir, des biens publics, dans la santé, l’éducation, l’alimentation, le travail, l’équité ou encore le respect des grands équilibres ethniques et socioreligieux.
Penser que s’emparer des corps et des récits imaginaires qui en émanent suffirait à faire oublier l’essentiel, c’est ajouter l’insulte à l’injure.
Le meilleur service qu’on peut en effet rendre aux défunts, fussent-ils les plus héroïques, c’est de ne pas pirater leur «brand», la marque qui en fait des forces d’attraction et de refuge, longtemps après qu’ils ont cessé de vivre.
C’est pourquoi, il y a une grande similarité dans l’indécence entre Macky Sall, exploitant le corps de Pape Bouba Diop, après l’avoir fait de celui de tant d’autres défunts, de Bruno Diatta à Aliou Sow, et celle d’un Modou Kara, qui n’a jamais lésiné sur les moyens pour s’évertuer à justifier ses excès en invoquant toujours «Kou Tedd Ki», le Cheikh Ahmadou Bamba dont l’enseignement demeure pourtant fort simple et humble, celui de servir son Seigneur.
En répétant partout qu’il est à son service, tout en menant des activités, dont des crimes dans ce qu’il appelle des centres de redressement, en plus d’être un larbin sans foi ni loi de tous les hommes de pouvoir, même d’un minable Macky (à qui il a donné le nom d’un de ses enfants après l’avoir fait avec son prédécesseur, Abdoulaye Wade), Kara , revêtu d’une toge usurpée de Général de Bamba, autant que son nouveau maitre Macky, qui ânonnait hier ses mots pour capter l’héritage naissant de Pape Bouba, appartiennent donc, l’un et l’autre, à l’école des manipulateurs d’imaginaires.
Parce que notre pays ne peut pas laisser son legs immatériel si précieux que ses héros ont fabriqué, capital précieux qui lui donne une raison d’être, il est grand temps de démasquer et détruire les usurpateurs –pères des méthodes mafieuses, détourneurs de valeurs, maîtres d’une manipulation qui n’a qu’un seul but : enfumer notre imagination pour s’en servir à des fins inavouables.
Le cirque a assez duré. Pape Bouba, repose en paix, nous veillons sur toi…Quant à l’héritage spirituel venu des promoteurs authentiques de la foi, il a prouvé sa capacité à exposer ceux qui pensent en faire un usage indu, la preuve par qui-on-sait !
Adama Gaye*, journaliste et écrivain, opposant au régime sénégalais est un exilé politique au Caire. Il est l’auteur de Otage d’un Etat, paru aux Editions l’Harmattan (Paris).