Le virtuel face à un Etat démissionnaire

par pierre Dieme

 »Un avenir noyé dans les océans, le Sénégal pleure sa jeunesse ». Tel est le message de la Journée de deuil national d’hier, en l’honneur des près de 500 Sénégalais disparus en mer, ces derniers jours. Les réseaux sociaux ont donné écho à cette initiative, face au silence incompréhensible des autorités sénégalaises.  

En janvier 2015, l’Afrique, surtout ses dirigeants, s’est mobilisée contre les attentats de  »Charlie Hebdo ». La marche de protestation de Paris comptait en première ligne un cratère de chefs d’Etat africains dont, évidemment, le président Macky Sall.

Cinq ans plus tard, le Sénégal est confronté à une nouvelle tragédie. Ses pirogues ont, en l’espace d’une dizaine de jours, fait périr 480 Sénégalais, sinon plus. Paradoxalement, la plus haute autorité du pays préfère observer un silence bruissant. Un silence auquel a fini par s’habituer le peuple sénégalais. Ce dernier a pris, hier, les devants, en rendant hommage aux disparus sur tous les réseaux sociaux. Les internautes se sont approprié l’initiative de Pape Demba Dionne, créateur du hashtag LeSenegalendeuil.

Ainsi, ce vendredi 13 novembre, les Sénégalais des quatre coins du monde ont inondé Twitter de messages empreints de tristesse, d’amertume et de solidarité envers les familles des victimes.  Le compteur affichait environ 25 000 tweets à 20 h, heure dédiée à une minute de silence suivie de 480 secondes de recueillement.  »Le chiffre très alarmant concernant les disparus en plus du désintéressement de nos autorités m’ont poussé à prendre cette initiative. J’ai lancé le hashtag avec une équipe de six personnes. Sincèrement, je ne m’attendais pas à cette ampleur. Les presses espagnole, française et américaine nous ont contactés. Je peux donc dire que le hashtag a pu atteindre la majorité des Sénégalais et que le message est passé. Nous avons fait beaucoup d’efforts sur la communication », confie Pape Demba Dionne à ‘’EnQuête’’.

Son équipe a pris le soin de véhiculer ses informations en langues locales et étrangères. L’objectif étant de toucher le monde entier.  »C’est juste un acte patriotique. Ce n’est pas pour faire bouger l’Etat, parce que nous n’attendons rien de l’Etat. C’est pour la bonne cause et nous comptons travailler après sur l’aspect sensibilisation », ajoute-t-il.

L’inquiétude des jeunes

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la problématique inquiète les jeunes. Ils laissent transparaître leur désarroi à travers leurs tweets.  »Le Sénégalais est, sans doute, de ceux qui tiennent le plus à leur patrie. Il ne la quitte que le cœur déchiré, songe inlassablement à y retourner et y revient toujours avec une joie enthousiaste. Nos frères et sœurs qui bravent la mer sont désespérés. Ça suffit », écrit le twitto Cheikh K. Ndaw.

Pour Sokhna Cissé,  »il y a de l’espoir tant qu’il y a la vie. Mais ça, c’est quand elle ne te retire pas tout espoir de la vivre dignement. Vous êtes partis à la quête d’une ‘dignité’ que vous n’aurez jamais ici-bas… Reposez… enfin… en paix, chers martyrs ! ».  »Ô combien de jeunes ! Qui sont partis chercher pour des courses lointaines, dans ce morne horizon se sont évanouis ! Combien ont disparu, dure et triste fortune ! Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, sous l’aveugle océan à jamais enfouis ! », s’exclame Badara.  »L’émigration clandestine a fait plus de victimes en un mois que le Covid-19 en neuf mois et ils restent toujours muets », fulmine Muhamed, s’adressant aux autorités.  »Le silence de nos autorités est un silence témoin, complice et coupable. Parler de ces centaines de vies humaines perdues dans les océans en quête d’un avenir meilleur serait pour elles un aveu d’échec », renchérit Junior Diop.

Malgré la complexité du problème, la jeunesse sénégalaise ne compte pas sur les autorités pour une solution, parce que convaincue qu’elles ne feront rien.

Sociologue Ismaïla Sène : ‘’Cet acte devrait interpeller l’Etat’’

De l’avis du sociologue Ismaïla Sène, ce deuil national numérique est un signe de solidarité envers les familles meurtries.  »Ces familles ont sûrement déjà bénéficié du soutien de leurs proches voisins. Mais c’est important pour elles de se rendre compte que, sur le plan national, la problématique, le deuil qui les frappe est partagé par tous les citoyens. D’un point de vue psychologique, c’est cela l’enjeu’’. 

L’autre impact qu’il faut aussi souligner, selon lui, c’est que ce sursaut vise à pousser l’Etat du Sénégal à prendre en compte les préoccupations des jeunes.

Egalement, l’initiative démontre la puissance des réseaux sociaux, vu l’ampleur de la participation virtuelle.   »Cela montre que les gens sont sensibles à la question de l’émigration clandestine. Cet appel à un deuil national numérique est parti des réseaux sociaux et, aujourd’hui, l’essentiel des jeunes s’est approprié la démarche de manière assez symbolique. Donc, cela en dit long sur le niveau de sensibilité de la question. Cet acte devrait interpeller l’Etat sur la capacité de mobilisation des réseaux sociaux et on ignore jusqu’où tout ceci pourrait aller », explique le sociologue. Qui ne pense pas que cette initiative pourrait impacter de manière significative les potentiels candidats à l’émigration irrégulière.

 Pour le docteur Ismaila Sène, le problème est beaucoup plus profond.  »Il faudrait interroger les causes qui poussent ces jeunes à partir. Car, depuis lors, des sensibilisations ont été faites et les gens sont informés des morts en mer, des pirogues qui ont chaviré ou explosé. En fait, ce n’est pas par manque d’information, mais quand les jeunes décident de partir, c’est parce qu’ils n’ont plus d’espoir dans ce pays. C’est le risque aussi. Ce n’est pas parce qu’il y a ces campagnes de sensibilisation que les jeunes vont se terrer chez eux, même si ce sont des campagnes qu’il faudrait saluer. Je pense que le problème est beaucoup plus profond que le symbolisme qu’il y a autour. Ce qui pourrait empêcher les jeunes de partir, c’est de voir une possibilité de réussite chez eux et tant qu’elle ne sera pas perçue, ni entrevue, il sera difficile de les en empêcher ». 

‘Leur silence est évocateur… »

A l’en croire, le Sénégal ne donne plus d’espoir à sa jeunesse, d’où son choix de partir, quel qu’en soit le prix. Et ce tableau est en grande partie la conséquence de promesses étatiques non tenues.  »Les hommes politiques qui n’osent pas se prononcer sur le sujet sont en partie responsables de la situation, car ce sont des personnes qui ont fait le tour du Sénégal pour promettre monts et merveilles à ces jeunes. Aujourd’hui, ils se rendent compte de leur ‘mensonge’. Ils se rendent compte de leur propre échec, parce qu’ils n’ont pas su donner de l’espoir à ces jeunes. Pour moi, leur silence est évocateur de la prise de conscience de leurs responsabilités dans cette affaire. Ils se sentent responsables. Ils ne vont pas en parler, en tant que responsables, et ceux qui en parlent utilisent parfois des expressions plus ou moins maladroites pour donner leur avis », analyse M. Sène.

Le sociologue insiste sur la valeur de l’espoir pour une jeunesse appelée à se construire et à construire.  »L’Etat du Sénégal s’est tu, parce qu’il sait qu’il est en grande partie responsable. L’Etat n’a pas su garder cet espoir dont la jeunesse a besoin. Il ne s’agit pas de donner du travail à tout le monde, mais de donner à tout un chacun l’espoir que s’il reste et qu’il continue de persévérer, il trouvera un emploi. Mais aujourd’hui, les gens n’ont pas d’emploi et n’ont pas l’espoir d’en trouver un. On est prêt à persévérer, quand il y a de l’espoir. Or, ce n’est pas le cas pour ces jeunes. C’est la faute à ces politiques qui n’ont pas pris en compte la jeunesse comme une priorité. Ils n’ont pas su tenir leurs promesses. Donc, leur principale stratégie est de garder le silence ou de créer d’autres débats parallèles qui vont attirer l’attention des jeunes », tranche-t-il. 

Au-delà de cette journée de deuil, vu le schéma actuel de la mobilisation face à un Etat démissionnaire, mais décisionnaire, prompt à signer des accords favorables à l’Occident, le combat contre l’émigration irrégulière s’annonce rude. L’espoir, dans le temps, s’amenuise. Or, il constitue l’essence de vie de 55 % de la population sénégalaise (les moins de 20 ans). 

EMMANUELLA MARAME FAYE

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