Le magistrat n’est pas obligé au conformisme et ne saurait être réduit au silence

par Dakar Matin

La participation active des magistrats au débat public fait, depuis longtemps, l’objet d’un large consensus. Par un avis du 9 octobre 1987, le Conseil supérieur de la magistrature en France a précisé « que le magistrat n’est pas « obligé au conformisme et ne saurait être réduit au silence. Le principe de sa liberté de pensée, d’opinion et d’expression est le fondement même de « ce droit particulier » à l’indépendance qui distingue le magistrat du fonctionnaire. Le service de la justice ne peut fonctionner que s’il inspire confiance et respect au justiciable et au citoyen. Cette confiance repose en partie sur l’assurance que la justice est rendue avec impartialité et neutralité ».

Il existe une abondante jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui consacre la liberté d’expression. L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend « la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontières ». Dans un arrêt Kudeshkina du 26 février 2009, la CEDH a condamné la Russie pour violation de l’article 10 de la convention à raison de la sanction disciplinaire prononcée contre une juge qui avait dénoncé des dysfonctionnements judiciaires. La CEDH a rappelé la liberté d’expression dont bénéficie les magistrats et jugé que le thème de la corruption et l’indépendance de la justice constituaient des questions d’intérêt public majeur. Les magistrats ont le droit de critiquer le fonctionnement de la Justice et leur devoir de réserve ne s’étend pas à leurs commentaires. C’est le sens d’un jugement rendu en octobre 2019 par la chambre du « Tribunal disciplinaire » de Namur (Belgique), suite à un recours contre une sanction disciplinaire infligée, à un magistrat. Bruxellois qui avait critiqué les projets de réforme de la procédure pénale du ministre de la Justice, rappelant une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’Homme, selon laquelle dans une société démocratique, le magistrat a non seulement le droit, mais également le devoir de s’exprimer sur le fonctionnement du système judiciaire.

En France, la libre critique des décisions de justice, y compris par un syndicat de magistrats a été confortée par le jugement de relaxe de la 17ème chambre du tribunal correctionnel de Paris rendu le 23 novembre 2016. Le Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés, la Ligue des droits de l’homme et le Syndicat de la magistrature avaient publié, un communiqué commun critiquant une décision de la cour d’appel de Paris qui refusait à un jeune étranger isolé sa prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance. Le tribunal correctionnel de Paris a déclaré que le délit de discrédit n’est pas constitué. Les termes du jugement sont sans équivoques : « le Syndicat de la magistrature a vocation, en tant que syndicat de magistrats, à défendre non seulement les droits individuels et collectifs de ces professionnels, mais également l’institution judiciaire,  sauf à lui faire perdre toute substance et tout intérêt, cette défense ne saurait signifier une approbation inconditionnelle de l’ensemble des actes et décisions de nature juridictionnelle ou la soumission dudit syndicat à un devoir de réserve similaire à celui exigé des magistrats pris individuellement ». La notion de discrédit et le devoir de réserve du magistrat sont clairement circonscrits : le devoir de réserve ne signifie pas une approbation inconditionnelle de l’ensemble des actes et des décisions de justice.

Plus récemment, dans une tribune publiée dans le journal le Monde, le 29 septembre 2020, les deux plus hauts magistrats de l’ordre judiciaire, Chantal Arens, Présidente de la Cour de Cassation et François Molins, Procureur général près de la Cour de Cassation, ont  critiqué publiquement le ministre de la Justice, Eric Dupont MORETTI, précisant qu’il est de la responsabilité du garde des Sceaux, garant de l’indépendance des magistrats, de veiller constamment  à préserver l’institution judiciaire de toute forme de déstabilisation. La présidente du syndicat de la magistrature, Katia Dubreuil, a relayé cette tribune sur tous les plateaux de télévision, accusant nommément le garde des Sceaux de « détournement de pouvoir », dénonçant par ailleurs une crise institutionnelle. Aucune procédure de sanction disciplinaire ne sera initiée à leur encontre qui n’effleure même pas l’idée du ministre de la justice.

La liberté d’expression est un droit fondamental, reconnu aux magistrats comme à tous les citoyens, et la remise en cause de cet acquis est dénoncée, avec la plus grande fermeté, surtout lorsqu’elle prend le prétexte de la violation de l’obligation de réserve. Le devoir de réserve n’interdit nullement aux magistrats d’intervenir dans le débat public. Bien au contraire, en tant que citoyens, en première ligne sur le front des injustices et de la justice, les juges ont l’obligation de ne pas se taire. Les règles (loyauté, et devoir de réserve) visent à assurer un équilibre entre la préservation de l’impartialité et le droit des magistrats de s’impliquer dans la vie de la cité.

Conclusion :

Contrairement à une légende savamment entretenue, Il n’est nullement interdit de commenter une décision de justice au Sénégal. Il n’existe aucun texte au Sénégal qui interdit de commenter une décision de justice. Aucune disposition de la Loi organique n° 2017-10 du 17 janvier 2017 portant Statut des magistrats, y compris l’article 9 sur le serment agité par le régime, dans le cadre d’une gigantesque entreprise de désinformation ne pose une telle interdiction (nulle part, il n’est écrit qu’il est interdit de commenter une décision de justice). L’interdiction de jeter le discrédit sur une décision juridictionnelle relève de l’article 198 du code pénal : « quiconque aura publiquement par actes, paroles ou écrits chercher à jeter le discrédit sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l’autorité de la justice ou à son indépendance, sera puni d’un à six mois d’emprisonnement et de 20 mille à 100 mille francs d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement ». Il n’est pas interdit de commenter une décision de justice ; en revanche, il est interdit de jeter le discrédit sur la justice ou une décision de justice (une nuance fondamentale).

La nécessité de commenter et de critiquer les décisions de justice est liée au fait que les juges sont des hommes et donc faillibles. L’affaire d’Outreau, un scandale judiciaire qui a défrayé la chronique en France au début des années 2000 en est l’exemple patent. 13 innocents ont été maintenus en prison pendant plusieurs années, en détention préventive, jugés « coupables de viols », d’agressions sexuelles, de corruption de mineurs et de proxénétisme, sur la base de simple déclarations d’enfants. Cette affaire a mis en exergue les graves dysfonctionnements de la justice et conduit à la mise sur pied d’une commission d’enquête parlementaire. Des réformes ont été proposées. La décision judiciaire du juge BURGAUD a été largement commentée et remise en cause (les détenus ont été libérés et innocentés). Le juge a été muté. Reconnaitre ses dysfonctionnements, en vue de les corriger, permet à la justice de progresser.

En se prononçant sur une décision de justice de la cour de justice de la CEDEAO, revêtue de l’autorité de la chose jugée, et en précisant, au cours de l’interview que le Sénégal regorge de ressources humaines de qualité permettant à notre pays d’éviter des déconvenues telles que l’arrêt de la CDJ de la CEDEAO du 29 juin 2018, dans l’affaire Khalifa Sall, le juge TELIKO n’a commis aucune faute. Au contraire, le Président de l’UMS qui agit au nom des magistrats dont il défend les intérêts matériels, moraux et professionnels est parfaitement dans son rôle de défendre et d’illustrer l’indépendance de la Magistrature telle qu’elle a été proclamée par la Constitution. Le serment n’est pas une bible qui réduit le magistrat au silence. Le dossier « TELIKO est vide » et la procédure à son encontre s’effondre, tel un château de cartes.

Seybani SOUGOU – E-mail : sougouparis@yahoo.fr

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