Le 26 septembre dernier, le Sénégal a célébré dans la quasi-indifférence le naufrage du bateau le Joola. Voilà dix-huit ans que le bateau qui assurait la liaison maritime Dakar/Ziguinchor repose dans les abysses des eaux au large des côtes gambiennes. La cause de cette plus grande catastrophe maritime (après celle du navire parti de Tacloban des Philippines intervenue le 21 décembre 1987) est liée au laxisme avéré de l’Etat et à l’indiscipline ambiante des Sénégalais. Après presque deux décennies, les responsabilités de ce naufrage ne sont judiciairement pas encore établies. La seule responsabilité officiellement retenue par l’Etat est imputée au capitaine du bateau Issa Diarra qui repose comme les 2 132 autres passagers du Joola dans le tombeau métallique du Joola. Parce que le 7 août 2003, l’Etat sénégalais avec ses juridictions soumises, a pris arbitrairement la décision de classer sans suites pénales le dossier, du moment que le commandant du navire Issa Diarra est déclaré seul responsable de cette grande tragédie maritime. Pourtant, l’intrépide commandant Diarra a toujours été conscient des risques encourus par son navire. Sa déclaration prémonitoire contenue dans un rapport cosigné par trois experts maritimes français (Pierre Lefebvre, Jean Raymond Thomas et Michel Tricot) et publié en septembre 2008 par le journal Le Quotidien est révélatrice du danger permanent qui guettait le Joola : «Je suis un officier, j’obéis aux ordres de mes supérieurs. Je ne faillirai jamais à mes responsabilités d’officier. En partant au combat, je reste convaincu que je peux y laisser ma vie, pourtant, c’est avec fierté et la conviction de faire mon devoir que je m’engage, sans aucun autre calcul. Pour moi, monter sur le bateau et faire des rotations pour le bien des populations est aussi exaltant qu’une mission au front. Je suis conscient des risques qu’il y a sur ce bateau, mais le devoir ne nous donne aucun autre choix.» Mais que l’on ne se leurre pas. Le principal responsable de cette catastrophe marine, c’est l’Etat sénégalais. C’est un crime d’Etat qui éclabousse les régimes socialiste et libéral.
Comment les autorités gouvernementales ont-elles permis à un bateau dont la capacité ne doit pas dépasser 580 passagers d’en contenir plus de 2000 ? Comment a-t-on pu admettre qu’un bateau transportant vies humaines et marchandises quitte le sud du pays pour une traversée de presque 20 heures sans être en conformité avec la Convention Solas qui définit les normes relatives à la sécurité, la sûreté et l’exploitation des navires et la Convention Stcw qui établit les normes internationales de qualification des gens de mer ? Voilà des questions d’importance, jusqu’à aujourd’hui sans réponses, qui sont révélatrices du degré de responsabilité et de culpabilité de l’Etat dans cette tragédie.
Comment imprudemment des passagers se sont-ils embarqués massivement dans un bateau tout en sachant qu’il ne respectait pas les normes élémentaires de sécurité maritime ? Voilà encore une question révélatrice de l’indiscipline, de l’inconscience et de l’incivisme des citoyens que nous sommes. On pensait que le drame du Joola allait être un moment d’introspection pour faire notre catharsis et nous guérir de nos addictions mortifères. Mais que nenni !
Le trop d’attention qu’on met à observer les défauts d’autrui devait nous conduire à avoir le temps de bien connaître les nôtres. Après la tragédie du Joola, l’entracte introspectif a été de courte durée. La rigueur conjoncturelle de l’Etat s’est vite effilochée et les Sénégalais sont retournés à leurs vieilles amours comme pour corroborer la maxime qui dit «Chassez le naturel, il revient au galop». La rétrospection du passé douloureux ne nous permet pas encore de faire notre introspection. Le laxisme et l’irresponsabilité de l’Etat font le lit de l’incivisme et l’indiscipline des citoyens. Il est malheureux de constater que la première alternance a altéré nos comportements, aliéné nos mentalités au lieu de les révolutionner. Jamais les mœurs ne sont aussi dégradées sous les magistères de Wade et de Macky. Le je-m’en-foutisme est érigé en morale au sommet de l’Etat et cela se fortement déteint sur nos comportements de tous les jours. Depuis 18 ans, le Joola demeure emprisonné dans les eaux mais l’irresponsabilité, l’indiscipline et l’insouciance qui l’ont plongé dans les abysses caractérisent toujours le comportement anomique de l’Etat et des citoyens.
Indiscipline pathologique
Aujourd’hui, en cette période de pandémie, les surcharges dans les bus et autocars qui détonnent avec la distanciation sociale ont repris de plus belle avec l’aval de l’Etat. La pandémie n’a pas encore littéralement disparu et voilà que les mesures barrières ne sont plus respectées. A propos de la corruption banalisée sur nos routes, il n’est pas rare de voir un chauffeur de car rempli à ras bord en infraction envoyer avec témérité son apprenti, un petit billet de mille francs entre les doigts, pour récupérer ses pièces confisquées par un agent de la sécurité routière. Parfois les chauffeurs inconscients voire indisciplinés de vieux cars n’hésitent pas à se lancer dans un vrai rallye pour se disputer des clients mettant du coup en péril la vie de dizaines de passagers dont la seule arme de défense est de s’indigner de l’attitude inconvenante de ces conducteurs de tombeaux ambulants. Les bus Tata qu’on pensait revampé le transport urbain n’ont fait que rajouter une louche à cette indiscipline caractérisée de leurs collègues des cars-rapides. Pourtant, tous ceux qui dénoncent cette pathologie manifeste l’enveniment par leur comportement au lieu d’y remédier. Souvent à l’heure des fortes affluences, les chauffeurs de taxis ou de cars ou même de véhicules particuliers récalcitrants empruntent des voies détournées avec zèle, causant des embouteillages inextricables. Les conducteurs de scooters malgré les chutes mortelles dont ils sont fréquemment victimes rechignent toujours à porter les casques de sécurité. Ousmane Ngom, alors ministre de l’Intérieur sous le régime de Wade, a mené cette bataille du port obligatoire du casque avant de céder au refus tenace des conducteurs de motos. Aujourd’hui, le locataire de la place Washington, Aly Ngouille Ndiaye, semble maitriser mieux la situation.
Dans d’autres domaines, l’incivisme guide l’action de plusieurs de nos compatriotes. Allez au marché Sandaga ou HLM, les commerçants toutes catégories confondues qui exposent leurs marchandises sur la voie publique, à la porte des maisons d’autrui font la loi et ce, au mépris du respect du voisinage et des règles élémentaires de salubrité publique. Aujourd’hui, beaucoup d’honnêtes citoyens habitant les HLM ont préféré migrer vers des cieux plus accueillants devant la tyrannie de commerçants dont l’unique souci est de se remplir les poches sans se soucier du bien-être des propriétaires des maisons qui jouxtent leurs commerces.
Ce qui se passe au Rond-point Liberté 6 est surréaliste et effarant. Malgré le déguerpissement opéré par les autorités pour dégager le tracé du BRT, les marchands ambulants ont ré-essaimé comme des criquets-pèlerins pour étaler leurs marchandises partout. Les marchés hebdomadaires sont devenus de véritables industries de fabrique de déchets. Dans certaines places publiques, l’odeur fétide des urines, des crachats et des eaux d’ablution se mélange avec celle qui se dégage des montagnes d’immondices. Le même phénomène d’insalubrité est constatable dans nos rues dont chaque coin est transformé en vespasiennes. Que dire de ces pseudo-Baye Fall biturés et emmitouflés dans des patchworks d’une saleté répugnante qui rackettent en plein jour les piétons et bloquent volontairement la circulation pour extorquer de l’argent aux chauffeurs ?
Si aujourd’hui les inondations ont pris une tournure dramatique dans la banlieue, c’est dû essentiellement au laxisme des pouvoirs publics, à la cupidité des maires délivreurs des autorisations de construire et au manque de savoir-vivre civique et à l’indiscipline des populations qui viennent habiter dans des zones non aedificandi.
Chaque année, pour le principe, on commémore ce triste anniversaire du naufrage du bateau du Joola en rappelant les principes disciplinaires et civiques qui doivent guider nos actions de tous les jours. Mais nous demeurons toujours victimes non seulement d’un Etat laxiste et ponce-pilatiste mais aussi de nos mauvais comportements invétérés. Et la révolution n’est pas pour demain.