Monsieur le Ministre, depuis quelques jours, l’actualité politique est marquée, entre autres, par une polémique fondée sur des accusations, contre accusations, menaces de publication de documents etc. En tant qu’ancien ministre, ancien Directeur général du BOM, que vous inspire ce débat ?
Il y a de quoi être profondément meurtri de constater impuissant, que ce débat n’honore ni la République, ni l’État, encore moins les acteurs qui l’ont soulevé. Dans la pure tradition républicaine, les conflits et les débats contradictoires font naturellement partie du jeu politique. Ils sont même souhaitables, en ce qu’ils permettent de hisser la démocratie à des niveaux respectables. Toutefois, le débat démocratique doit être encadré par des normes. Que celles-ci soient écrites ou non. En d’autres termes, il y a des seuils à ne jamais franchir, au risque de banaliser, voire décrédibiliser l’Etat et ses institutions.
Pensez-vous que ce seuil soit dépassé dans ce cas précis ?
Si tel n’était pas le cas, personne ne se serait jamais indigné de ce qui est en train de se dérouler sous nos yeux. En tout cas, pas ceux qui ont une idée juste de ce que doit être un État et les hommes qui l’incarnent. Il y a seulement quelques jours, Joe Biden et Donald Trump se sont livrés à un véritable duel oratoire, dans le cadre de la campagne présidentielle américaine. On aurait cru à des taureaux qui s’affrontent. Même si on a pu noter quelques écarts que l’opinion n’a pas appréciés, tout le monde a loué la réaction du candidat démocrate, lorsqu’il a appris que son adversaire était atteint de la covid-19. Non seulement il lui a adressé un message de sympathie, lui souhaitant un prompt rétablissement, mais à ses partisans il a demandé de ne plus voir le président Trump comme un challenger, car dit-il, c’est plutôt «l’Amérique qui venait d’être atteinte à travers sa personne». Il a, par la même occasion, demandé que tous les messages publicitaires qui attaquaient son adversaire, soient retirés de tous les canaux de communication. Quel esprit chevaleresque, qui tranche d’avec certaines méthodes dignes de l’époque des gladiateurs, où l’issue des batailles ne pouvait être que fatale. Le débat politique ne saurait être circonscrit autour de menaces, d’obscénités et autres utilisations d’armes non conventionnelles.
La menace de divulgation d’enregistrements sonores a été brandie. Que vous inspire cette méthode de combat politique ?
Il y a de quoi avoir froid dans le dos à entendre tout cela. On assiste de plus à une tendance répréhensible par son caractère à la fois pervers et abject, à enregistrer des conversations privées. Cela est d’une extrême gravité ! Il faut combattre ces méthodes qui ont fini d’installer la méfiance, voire parfois la psychose chez les citoyens, et qui ne sont conformes ni à l’éthique, ni à la morale. Au lieu d’être un outil fédérateur, de rapprochement, le téléphone tend à perdre sa vocation première de liaison, pour devenir aujourd’hui une véritable menace à l’entente et la cohésion des citoyens. Quant à la diffusion des enregistrements, elle est tout aussi grave. En effet, si tout détenteur d’informations sensibles, ou simplement privées se met à les livrer sur la place publique, on assisterait à un effondrement total du mythe de l’Etat et une dislocation de notre société. Il faut combattre vigoureusement ces pratiques malsaines, au besoin par un durcissement de la loi y afférent. C’est une question de sécurité des citoyens, de l’Etat de la République. C’est le lieu de rappeler que cela ne doit pas être prétexte pour passer sous silence tout ce qui est de nature à enfreindre la transparence dans la bonne gouvernance des affaires publiques, ou constituer une menace à la sécurité nationale. Et même à ce niveau, il y a des canaux appropriés où l’information doit passer par éthique et par sens des responsabilités, pour mieux préserver la permanence des principes républicains. La possession de certaines informations relève du domaine des attributions réservées aux services secrets de l’Etat, et nul n’a le droit d’en faire un usage personnel, a fortiori politicien. L’histoire raconte qu’une personnalité politique est venue un jour voir le président Senghor, photos à l’appui, pour lui parler d’une dame supposée être la maîtresse de son propre adversaire au plan politique qui, soit- dit en passant était Ministre de la République . Après avoir bien regardé et apprécié les images de celle-ci, le président Senghor lui aurait rétorqué : « En tout cas, ton adversaire a bien du goût ». C’était une manière d’exprimer sa désapprobation au regard du caractère déloyal de la démarche de son hôte.