Qu’il pleuve, vente ou…corona, les sénégalais, pour rien au monde, ne s’en passeraient. C’est par eux qu’ils respirent, se régénèrent, banalisent leurs souffrances, trouvent les raisons de garder l’espoir qu’un paradis viendra, après, les soulager. Magal, Gamou, Daaka, Popenguine, Diamalaye…les événements religieux sont de grands faits sociaux, symboles de notre capacité à transcender, oublier,les misères et malheurs causés par les préoccupations matérielles dans un monde de plus en plus étriqué, tourmenté. Ils donnent du sens à la vie. À toute la vie. À ce qu’elle révèle. À ce qu’elle cache.
À toute sa complexité. C’est ce qui explique qu’en cette période où l’humanité, Sénégal en tête, n’en finit pas de détricoter la terrifiante réalité d’un virus qui a mis l’univers sens dessus dessous, les mourides, membres d’une des plus célèbres confréries religieuses du pays, mais d’autres sénégalais, de toutes extractions socio-ethniques et confessionnelles, se bousculent, ce jour, à Touba, capitale du mouridisme. Ils y affluent par millions, sans crainte d’affronter la bestiole meurtrière. Comme s’ils disaient que mourir en y allant c’est s’accomplir. La foi est plus forte: ils y sont pour célébrer ce qui est d’abord une gratitude envers Dieu pour sa générosité et sa présence au sein de leur communauté humaine. C’est aussi le lieu de renouveler un serment d’allégeance envers leur guide: Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké, fondateur de la confrérie des mourides. “Vivants ou morts, nous t’appartenons”, chantent-Ils pour confirmer la pérennité de leurs liens avec lui. Le Magal n’est donc pas un fait banal. Il reste, à mes yeux, depuis toujours, l’un des moments les plus marquants, formateurs, de ma vie. Je me souviens toujours de ce qu’il représente pour les pèlerins, venus des quatre coins de la planète, qu’il draine une fois tous les ans. C’est un moment magique. Qui revient dans ma mémoire chaque fois que sa date, le 18 Safar, approche. Il fait remonter le temps en me propulsant au loin, dans mon enfance, quand, très jeune, je m’y rendais par le train. Partir de kaolack, ma ville natale, et traverser les petites villes et les villages, pour rallier la capitale du mouridisme vers où convergeaient par vagues successives, des foules compactes. Par route, par les airs via Dakar ou, comme c’était mon cas, par le train.
A l’époque, le chemin de fer était le poumon économique et social du pays. Dès que je m’installais à bord de l’un de ses wagons, je ne pouvais m’empêcher de frétiller. Au sifflet de départ donné par le chef de gare, puis repris par ses collègues des stations subséquentes tout au long du trajet, j’avais le sentiment de vivre l’aventure la plus exaltante de ma vie d’alors. À chaque halte, comme on disait naguère, surgissaient par monts et par vaux, arpentant les collines, les populations du cru: le train de tous les jours, celui du Magal davantage, rythmaient la vie de l’hinterland, le Sénégal intérieur, rural et urbain. Après Kaolack, le même train qui assurait aussi le trajet Dakar-Touba, faisait tomber dans son escarcelle, en vrac, sur le “rugulier” des hameaux qu’il faisait vivre: Guingueneo, Mbadaxoun, Gagnik, Gossas, Ndangalma, Lagnar, Patar, Bambey, Diourbel, Ndoulo, Ngabou, Mbacke. Bourgades ou villes plus importantes s’enfilaient suivant le rythme du train. C’était beau, en ces premiers pas de l’indépendance nationale, pour le potache que j’étais, de voir la vie qui s’éveillait à son passage. Elle devenait débordante. À bord du train et sur les quais, entre voyageurs et vendeurs, se déployait alors un spectacle unique, les premiers ravis d’acheter aux diverses gares, jonchant le parcours, fruits de saison et beignets. Le kherr, la pierre, de Touba, mélange de farine et sur-sucré en était la star incontestée. Passagers en tenues africaines, les boubous et pagnes ceints de ces gafakas, bourses artisanales en cuir ou tissus, tous participaient à cette vie semblable à un marché roulant. Pendant que les commerçants s’égosillaient pour ne pas rater ce rendez-vous avec une clientèle captive que le train leur livrait fugacement, les passagers ne boudaient pas non plus leur plaisir de voir l’effet que leur présence provoquait dans des coins perdus et somnolents du pays. On se partageait des bouteilles d’eau et on avalait les œufs vendus à la criée. Le temps passait. Gaiement. La chaleur montait. L’atmosphère restait bon enfant… Puis, sous le roulement bruyant du train et ses sifflets stridents, montait, irrésistible, l’adrénaline, à mesure que la ville sainte, qui n’était alors qu’un gros bourg, s’approchait. Puis soudain, ses minarets s’offraient à la vue, déclenchant aussitôt une silencieuse hysterie.
Il en est ainsi de la religion. Débutaient aussitôt de fiévreuses prières. Dans le train, c’est comme si on s’était passé le mot. La prière individuelle se faisait dans une dynamique collective. Sans muezzin ni imam. À distance. Avec dans un rituel, unanime, les doigts des passagers tournés vers les cimes de la majestueuse mosquée, leurs visages engloutis par les ferventes références religieuses, les corps en quasi-transe. C’était un moment où le virtuel croisait le physique et les pèlerins se voyaient comme projetés au loin vers la ville dont les contours, perçant un épais halo, causé par la distance encore à parcourir, se précisent de plus en plus. Virtualité et monde physique, métaphysisme en fond, se combinaient alors pour créer des scènes magiques dans le train. Moments intenses d’une foi grandissante au rythme des kilomètres avalés. Plongés dans des rêveries religieuses rares étaient ceux qui prêtaient encore attention au chronogramme du parcours. L’arrivée à destination n’en devenait que plus inattendue. Elle tire brusquement les pèlerins de leur abandon quand les crissements des freins du train résonnent dans un grand bruit pour signaler le terminus. Et voici, enfin, la Mecque du mouridisme dans toute sa splendeur incarnée par une mosquée qui focalise toutes les vues. C’est l’heure de descendre du train en tenant en main nos eumbs, ces…valises en tissus, dans une époque où les sacs modernes n’étaient pas encore au menu. Déjà, sur le sable fin du village, je me revois marchant, suivant ma mère dont la vie se résumait aux pulsions de ce village qu’était alors Touba avant qu’il ne soit la grande ville de maintenant.
Je la savais consumée à la geste de son fondateur: le mouridisme fut l’entièreté du sens de son passage terrestre. Partir au Magal avec elle, c’était retrouver mon royaume d’enfance. J’étais toujours pressé de retrouver ma grand-mère, généreuse dans sa distribution à tous d’une nourriture faite pour tous, surtout le couscous et la bouillie, qu’elle servait elle-même. Je retrouvais mes oncles, mes cousins, les talibes, en réalité, tous membres d’une fratrie bâtie sur la vénération d’un imaginaire collectif autour de celui qui, par sa prescience, a été l’un des fondateurs d’un islam noir, africanisé, patriotique. Il a en réalité fondé une façon de vivre ensemble, dans un milieu où l’humilité forgée dans des écoles coraniques (les daaras), lieux de rigueur dans la quête de savoir et d’humilité, place l’individu comme un pion moulé pour épouser les contours de sa société, où tous œuvrent à préserver l’harmonie collective. Que les pluies hivernales l’abondent ou que le soleil ardent la baigne, Touba se distingue par cette ferveur continue proportionnelle uniquement à l’absence de tensions qui y prévalait avant que l’insécurité de la grande ville ne la pénètre. C’est que le consensus est entendu ici depuis les débuts: la référence au liant religieux et à son symbole fait voler toutes les prétentions humaines… #
JesuisAhmadouBamba. Je revenais de Touba avec des cadeaux. Et plein de pigeons, captés chez mon oncle qui en avait des centaines. Touba etait, reste, malgré son fulgurant développement une ville unique, d’autant plus impressionnante qu’un État trop lent, partisan et politicien, n’a pas su l’accompagner pour en faire le hub d’un développement durable qu’elle est idéalement placée pour devenir. Elle manque encore de tout ce qui fait la grande ville: eau, assainissement, hôpital, éclairage, bref elle est délaissée par les politiciens qui se contentent de corrompre dans une logique d’achat des consciences et des porteurs de voix électorales. Touba reste le cœur battant d’une ardente foi qui ici comme ailleurs fait vibrer les sénégalais. La religion est, chez le musulman ou le chrétien, le commun dénominateur chez l’homme Senegalais.La pluralité des choix qu’elle offre n’en supprime pas l’unicité vers Dieu. Je suis donc mouride, qui connaît dans ses coins et recoins, la capitale du mouridisme, depuis fort longtemps, et je sais combien cette ville respire de tous ses pores par les enseignements de cette école pacifiste d’un islam domestiqué.
Du marsse (marché) Ocasse, que chantent les commerçants Baye Fall au retour du travail (“nous y vendons jusqu’au soir, puis nous rentrons gaiement sans être taxés par le “duty!”)au cimetiere local, à la grande Mosquée, aux mausolées, des grandes concessions aux berndées, quand, envahi par les victuailles qui débordent des plats jusque dans les rues, on mange sans se soucier de cholestérol, en défiant ensuite, pieds nus, le sable chaud de la ville pour rendre grâce à Dieu. Au milieu des khassaides, ces chants religieux sortis de la plume abondante et inspirée du grand Cheikh qui montent ay ciel sans arrêt. De partout, paysans ou nouveaux citadins reviennent, comme pour se ressourcer dans ce que la ville a de plus sublime. Depuis quelques années, les migrants reviennent aussi retrouver leurs marques.
Les politiciens, moins portés par des sentiments nobles, sont les pires espèces qui empestent une ville où, en leur absence, le vrai humanisme, sens de la solidarité, la compréhension des valeurs de Kadjoor, sont les lignes immuables qui fondent une vie équilibrée par une volonté et une vision communes! Exilé au Caire pour ne pas être à la portée d’un État sénégalais voyou, je souhaite un bon magal à toutes et à tous.
Et je le répète: Demain, quand l’heure de l’appel suprême sonnera, c’est là, et nulle part ailleurs, que j’irai me reposer. Le vaste monde que j’ai eu la chance de parcourir n’a de sens consmogonique, à mes yeux, que s’il est lu sous le prisme d’une ville assurément divine -Touba!Le mouride éternel est, il est vrai, la variante Baolisée du tronc d’arbre dans l’eau. Qui ne devient jamais caïman. Mouride, il reste !Adama Gaye Le Caire 6 octobre 2020 PS: Je suis un mouride, I am a mouride, ich Bin ein mouride…