‘’Le schéma de l’économie coloniale’’

par Dakar Matin

Membre du Groupe sur la souveraineté économique et monétaire de l’Afrique (auteur d’une lettre ouverte signée par plus de 600 économistes à travers le monde dont de prestigieux économistes comme Mme Stéphanie Kelton, ex-Conseillère économique de Bernie Sanders), l’économiste sénégalais, Ndongo Samba Sylla, revient, dans cet entretien, sur cette initiative internationale, démystifie la monnaie et démolit ce qu’il nomme : ‘’Le schéma de l’économie coloniale.’’ Une économie extravertie, bâtie sur des concepts erronés et qui appauvrit plus qu’elle ne développe le continent !

Comment est né votre Groupe sur la souveraineté économique et monétaire de l’Afrique et qu’est-ce qui fait sa particularité par rapport aux initiatives précédentes ?

Notre Groupe sur la souveraineté économique et monétaire de l’Afrique est né, il y a deux ans, dans le cadre de la préparation de la Conférence internationale sur le même sujet, qui s’est tenue en novembre 2019 à Tunis, avec la participation d’un aréopage d’économistes de renommée mondiale. Nous pensons que la souveraineté monétaire est cardinale et qu’une bonne compréhension de ses enjeux permettrait aux pays africains de mettre en place des politiques économiques bénéfiques à la grande majorité et d’être plus indépendants vis-à-vis de la finance internationale. Notre mission, en tant qu’intellectuels, est aussi de participer à l’éducation monétaire de nos compatriotes, en dissipant les nombreux mythes et incompréhensions sur le sujet.

C’est quoi la monnaie et pourquoi est-ce un attribut de souveraineté important ?

Dans la période moderne, la monnaie a été une créature de l’Etat : c’est un titre de dette émis par l’Etat qui peut prendre de nombreuses formes (pièces, billets, obligations, bons, réserves). Comme l’Etat a le monopole de l’émission de sa monnaie, il ne peut jamais en manquer. Il peut toujours créer des titres de dette. Mais il n’est pas garanti que les populations vont les accepter. Pour faire accepter sa monnaie, l’Etat impose aux populations le paiement des taxes et impôts dans sa propre devise/unité de compte. L’Etat n’a pas besoin des taxes et impôts pour se ‘’financer’’, puisqu’il a le monopole de la création monétaire. Mais il a besoin des taxes et des impôts pour obliger les populations à accepter sa devise et pour d’autres objectifs importants.

 Ainsi, quand l’Etat fait des dépenses, il crée de l’argent frais. Quand il reçoit des impôts et des taxes, ces ‘’revenus’’ fiscaux réduisent la quantité de monnaie en circulation.

‘’Les impôts et taxes ne financent pas les dépenses d’un Etat émetteur souverain de monnaie’’. Pourriez-vous être plus clair ?

Pour le comprendre, il peut être utile de revenir à l’étymologie du mot ‘’revenu’’ – quelque chose qui ‘’revient’’ : l’Etat dépense d’abord sa devise, puis une partie de celle-ci ‘’revient’’ sous forme d’impôts et de taxes. Un bon exemple est fourni par les colonies qui sont par la suite devenues les Etats-Unis d’Amérique. Face à l’austérité monétaire que leur imposait l’Angleterre, celles-ci se sont rebellées pour exiger leur indépendance monétaire et politique. Quand les gouvernements de ces colonies ont voulu avoir plus de marge de manœuvre et augmenter leurs dépenses publiques, ils ont commencé à émettre du papier-monnaie (billets du Trésor) et, simultanément, à imposer des taxes dans leur unité de compte. Quand une partie des billets ‘’revenaient’’ vers eux à la suite du paiement des taxes par les populations, ils les brûlaient tout simplement ! Parce qu’ils savaient que les taxes et impôts ne sont pas une source de financement, mais une manière de créer une demande pour la devise qu’ils émettaient. Pour pouvoir payer des impôts et des taxes dans la monnaie de l’Etat, il faut d’abord que l’Etat dépense sa propre devise !

Les colonisateurs européens ont fait la même chose en Afrique : prohibition des devises indigènes et obligation, pour les populations, de payer leurs taxes dans l’unité de compte choisie par le colonisateur ! En Afrique centrale, au début de la colonisation, les administrateurs français envoyaient des militaires dans les marchés pour exiger l’usage de la devise coloniale. Le refus de payer les taxes dans la monnaie coloniale était passible de sanctions !

 Ces différents exemples montrent pourquoi la monnaie est un attribut important de souveraineté, pourquoi on ne peut pas séparer un Etat de sa devise sans attenter à sa souveraineté politique (comme dans le cas des pays qui sont en union monétaire) et pourquoi les taxes et impôts ne financent pas la dépense d’un souverain monétaire.

En sus de ces explications, pouvez-vous donner quelques bonnes raisons, pour un pays, de battre sa propre monnaie ?

Un Etat qui émet sa monnaie n’a aucune contrainte financière intrinsèque sur son propre territoire : il peut acheter tout ce qui se vend dans sa propre devise sans être contraint par le montant des revenus fiscaux. Sa capacité à créer de la monnaie est limitée seulement par les ressources réelles à sa disposition (terres, main-d’œuvre, matières premières, équipements, etc.). Si l’Etat crée de la monnaie, c’est-à-dire des droits sur la production en cours et future, alors que la production ne croît pas, le niveau des prix va augmenter. Tant que l’Etat peut mobiliser des ressources locales afin d’augmenter les capacités productives locales, il peut créer de la monnaie sans craindre le risque d’une envolée du niveau des prix.

Par contre, les pays qui n’ont pas leur propre devise, comme le Sénégal, ont une contrainte financière. Ils sont dépendants des impôts et des taxes pour leurs dépenses publiques. Sur le plan financier, ils fonctionnent comme des colonies ou des collectivités locales. Je ne dis pas cela pour faire de la provocation, mais pour faire comprendre les différences fondamentales entre un Etat qui a sa monnaie et un Etat qui n’en a pas.

Mais on peut vous rétorquer qu’il y a en Afrique des pays qui battent leur propre monnaie, mais qui ne sont guère mieux lotis. Est-ce donc une condition suffisante ?

En fait, avoir sa propre devise ne confère qu’une souveraineté monétaire nominale. Une souveraineté monétaire réelle suppose un contrôle sur les ressources locales et sur le système financier. Elle suppose aussi l’absence d’endettement souverain en monnaie étrangère. Les pays qui utilisent le franc CFA n’ont aucune souveraineté monétaire, tandis que les autres pays africains – qui disposent de leur propre devise – ont une souveraine monétaire limitée.

Sachant que la plupart des Etats africains sont dépendants des échanges avec l’extérieur, n’est-ce pas un obstacle à leur souveraineté économique et monétaire ?

A l’instar de la liberté individuelle, la souveraineté économique et monétaire n’est pas un absolu. Il est plus utile de la concevoir comme un continuum. Pour gagner en souveraineté, nos gouvernements doivent faire un effort maximal pour mobiliser leurs ressources locales, en privilégiant la finance locale. Ils doivent comprendre cette chose très simple : ‘’Ils peuvent financer en monnaie nationale tous les projets matériellement et techniquement faisables à partir des ressources nationales, sans qu’ils ne soient trop contraints par le montant de leurs recettes fiscales.’’ A partir d’un tel constat, la stratégie devrait consister à identifier les différentes ressources disponibles et celles à acquérir. Si les pays africains, tous sans exception, ont une souveraineté monétaire limitée, cela résulte certes du caractère répressif du système économique mondial, mais aussi de leur faible contrôle sur leurs propres ressources et de ce que leurs systèmes financiers n’ont pas été conçus pour répondre à leurs besoins nationaux. Souveraineté économique et souveraineté monétaire vont de pair.

Pourquoi, selon vous, les Etats ne travaillent pas dans ce sens ?

L’ignorance, l’entêtement et le manque de volonté. Ignorance, car les dirigeants politiques et leurs conseillers économiques ont souscrit jusque-là à des visions erronées largement discréditées – comme l’obsession pour les déficits publics faibles, la prétendue indépendance des banques centrales, le choix de celles-ci de privilégier la lutte contre l’inflation au détriment de l’emploi et de la transformation structurelle et socio-écologique, tous les discours obscurantistes sur les dangers de la ‘’planche à billets’’, etc. L’entêtement à poursuivre les politiques d’avant la pandémie ne sera pas une bonne nouvelle pour les économies africaines. Enfin, le ‘’manque de volonté’’ a jusque-là signifié l’adoption de politiques qui satisfont les préférences à court terme des dirigeants politiques et de leurs partenaires au développement au détriment d’un véritable agenda de transformation.

Qui est habilité à créer et à gérer la monnaie ?

La monnaie est un bien public. Mais, dans le système capitaliste, elle est gérée par le secteur privé, sous la supervision à géométrie variable des autorités publiques. Partout, la monnaie en circulation est créée essentiellement (à plus de 95 %) par les banques commerciales. Ce sont elles qui disposent de la ‘’planche à billets’’. Quand une banque accorde un prêt à un client, elle crée de l’argent frais (des inscriptions électroniques sur un compte bancaire). Quand ce prêt est remboursé, cet argent est détruit (ces inscriptions électroniques sont effacées). Donc, il y a deux sources de création monétaire : l’Etat et les banques.

L’un des objectifs de la mondialisation financière est de corseter les pouvoirs de création monétaire des gouvernements des pays périphériques (on leur interdit de faire du déficit – la seule manière pour eux de créer de la monnaie) au profit des grandes banques qui financent la spéculation financière et immobilière plutôt que l’économie réelle. Un des enjeux autour de la souveraineté monétaire est la réappropriation de la monnaie comme bien public au service de la grande majorité plutôt qu’un bien privatisé servant les besoins d’une minorité globale.

Depuis des années, des intellectuels mènent ce combat. Mais on a l’impression que rien ne bouge, dans certains pays. Qu’est-ce qui bloque, à votre avis ?

Je pense que le combat a énormément avancé grâce à la mobilisation des mouvements panafricanistes et de certains intellectuels. Les populations africaines se rendent compte, de plus en plus, de l’importance de la souveraineté économique et monétaire. Mais les dirigeants politiques, comme sur beaucoup de sujets, sont en retard sur les évolutions souhaitées par leurs peuples.

Actuellement, les populations africaines luttent contre les ‘’troisièmes mandats’’. Sur les questions économiques et monétaires, nous autres économistes hétérodoxes continuons de nous battre contre la possibilité d’un ‘’40e mandat’’ : il est temps de se défaire du cocktail économique désastreux qui prévaut depuis les années 1980 ! Dans le cas du franc CFA, né en 1945, nous continuons de lutter contre un ‘’76e mandat’’ !

Sur cette dernière question, Paris a annoncé son retrait des instances de décision de la BCEAO, le changement du nom CFA en Eco, ainsi que la fin de l’obligation de dépôt de ses réserves au Trésor français. Qu’en pensez-vous ?

La réforme annoncée par le duo Macron-Ouattara, en décembre 2019, est une réforme administrative, principalement symbolique. Elle n’apporte aucun changement substantiel au cadre existant. L’annonce récente de Ouattara selon laquelle l’Eco, censé se substituer au franc CFA, ne verra pas le jour avant 3 voire, 5 ans, n’est pas une surprise. J’avais soutenu que la rhétorique de la fin du franc CFA et de son changement en Eco n’a aucune portée opérationnelle et que c’est de la poudre aux yeux.

L’Eco CEDEAO a enthousiasmé beaucoup de panafricanistes, mais vous avez toujours semblé moins euphorique pour les monnaies uniques. Pensez-vous que l’Eco pourrait réussir là où le CFA a échoué ?

Les panafricanistes se font beaucoup d’illusions sur l’Eco ‘’authentique’’, le projet de monnaie unique pour les quinze pays de la CEDEAO. Premièrement, cette monnaie ne verra probablement jamais le jour. Tant que l’approche par les ‘’critères de convergence’’ et l’approche ‘’gradualiste’’ (les pays prêts lancent l’Eco) sont maintenues, il faudra s’attendre à des reports réguliers de son lancement. Il faut aussi analyser l’Eco comme une question politique pouvant être résumée ainsi : les pays de la CEDEAO, les pays francophones en particulier, sont-ils prêts à utiliser une monnaie pilotée par le Nigeria ? Le Nigeria n’abandonnera jamais sa monnaie nationale, s’il n’est pas le patron de l’Eco, tandis que les pays francophones, jusque-là, ont préféré s’intégrer avec la France et l’Europe plutôt qu’avec leurs voisins.

Deuxièmement, à supposer que cette monnaie voie le jour, elle créerait des problèmes similaires au franc CFA en tant que monnaie unique. Aux Etats-Unis, si une grande banque fait faillite dans un Etat donné ou si un Etat donné fait face à des difficultés budgétaires importantes, c’est le Trésor fédéral qui nettoie l’ardoise. C’est ce qu’on appelle le fédéralisme budgétaire. Avec une monnaie unique CEDEAO, nous aurions des Etats unis sur le plan monétaire, mais chaque pays aurait ses propres lois, son propre budget, etc., sans le bénéfice d’un Trésor fédéral. Si une grande banque nigériane fait faillite au Cap-Vert, c’est le gouvernement capverdien qui devra nettoyer l’ardoise et se condamner à vivre dans l’austérité pendant des décennies.

C’est cela le projet de monnaie unique CEDEAO : un copier-coller de l’euro, une monnaie sans souverain qui soumet les pays en crise à une austérité permanente. Nous devons toujours nous rappeler que la monnaie est la créature et l’instrument d’un Etat. Ce qui signifie que seules deux formules peuvent logiquement être acceptées : une monnaie nationale ou une monnaie fédérale. Les formes d’intégration intermédiaires sont vouées à l’échec. Soulignons également que la Zone euro est la seule zone monétaire entre pays souverains en vigueur à avoir été créée dans la période postcoloniale. Les autres zones monétaires existantes sont des créations d’origine coloniale. La Zone euro est une anomalie historique qui viole le principe ‘’un Etat/Fédération, une monnaie’’. Les Européens sont en train de chercher à rectifier les failles originelles dans la conception de l’euro.

Pour le Groupe sur la souveraineté économique et monétaire, il faut des ruptures fortes dans les stratégies de développement en Afrique. Quels doivent être les principaux axes de ce vaste chantier ?

Le chantier le plus important est d’ordre intellectuel. Il y a des idées simples, quoique contre-intuitives, que les dirigeants politiques et leurs conseillers économiques ignorent ou ne comprennent pas. Ceci les conduit à adopter des politiques économiques infructueuses. Une idée répandue est que les pays africains doivent être dépendants de la finance internationale pour leurs investissements, car ils manqueraient d’épargne. Pareil raisonnement justifie l’endettement en monnaie étrangère et les efforts incroyables pour attirer les investissements étrangers. Il est pourtant erroné sous deux aspects.

Premièrement, ce n’est pas l’épargne qui finance l’investissement. C’est plutôt l’investissement qui crée l’épargne. Et quand les banques commerciales accordent des prêts, elles ne s’appuient pas sur une épargne préalable à leur disposition : elles créent de l’argent ex-nihilo.

 Elles utilisent ‘’leur’’ propre ‘’planche à billets’’.

Deuxièmement, les investissements étrangers, en raison des facilités qui leur sont offertes, n’augmentent pas toujours l’épargne des pays africains. Souvent, ils tendent à l’exporter sous différentes formes. Pensons juste aux flux financiers illicites. Dans notre lettre ouverte, nous remettons en question les stratégies économiques basées sur le mythe d’une Afrique incapable de contribuer significativement au financement de son développement, en raison d’une faible épargne. 

Dès que les gouvernements africains auront une idée plus claire des possibilités internes importantes qu’ils ont de la relation entre épargne et investissement, du fonctionnement du système monétaire, etc., alors ils pourront, espérons-le, se détourner des stratégies économiques que leur recommandent la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) au profit de politiques de mobilisation des ressources locales et de schémas alternatifs de coopération régionale permettant l’atteinte de la souveraineté alimentaire et énergétique ainsi qu’une réelle intégration dans le domaine des infrastructures.

Justement, le groupe a cité, parmi les problèmes structurels, l’absence de souveraineté alimentaire, l’absence de souveraineté énergétique et une industrie à faible valeur ajoutée. Comment y remédier ?

Prenons le cas du Sénégal. Nous avons des terres. Nous avons des paysans qui ont du savoir-faire, mais qui, malheureusement, ne bénéficient pas d’un soutien important et cohérent de la part de l’Etat. Alors que le secteur agricole emploie la majeure partie de la force de travail, il n’a reçu que 2 % du total des crédits bancaires en 2019. Mieux, nous signons des accords de libre-échange qui font que nos produits agricoles sont en concurrence avec des produits étrangers souvent fortement subventionnés. Pire, le franc CFA que nous utilisons handicape la production domestique et les exportations. Son arrimage à l’euro en fait une monnaie forte.  En outre, nous n’investissons pas assez dans les infrastructures rurales. Enfin, nous avons été programmés culturellement pour préférer les produits venant de l’étranger aux nôtres. Comment pouvons-nous développer l’agriculture dans de telles conditions ?

Nous n’avons pas le cadre : le fonctionnement du système bancaire, notre politique commerciale, la politique de change, la politique en matière d’infrastructures et la politique culturelle concourent toutes à ralentir le développement du secteur agricole. Résultat : malgré tout le potentiel que nous avons, nous sommes déficitaires vis-à-vis de l’extérieur, sur le plan alimentaire. Bien souvent, nous devons donc nous endetter en monnaie étrangère pour boucher ce déficit. C’est le schéma de l’économie coloniale.

L’Afrique peut-elle se passer des investissements directs étrangers (IDE) que vous listez parmi les stratégies problématiques dont la promotion est assurée par le FMI et les créanciers internationaux ?

La question, selon nous, est plutôt de savoir de quels genres d’IDE le continent a besoin. Les gouvernements africains et leurs agences de promotion des investissements extérieurs se font énormément d’illusions sur les IDE. Ils croient, à tort, que ces derniers vont créer des emplois. Chaque année, alors que 17-18 millions de personnes entrent sur les marchés du travail en Afrique subsaharienne, les IDE créent entre 100 mille et 150 mille emplois. Une goutte d’eau. Est-ce que les IDE se traduisent par des transferts de technologies ? C’est rarement le cas. Or, c’est sans doute l’aspect qui pourrait les rendre désirables et bénéfiques.

Pourriez-vous revenir sur les impacts pervers de ces IDE sur les économies des pays africains ?

Les IDE à destination du continent ont souvent concerné les secteurs des hydrocarbures et des mines. D’où leur caractère extractif : peu d’impôts payés, peu de salaires distribués, des flux financiers illicites, des rapatriements importants de profits, accaparement des terres, pollution, etc. La concurrence que se livrent les pays pour attirer les ‘’investisseurs étrangers’’ exacerbe cette orientation extractive.

Par ailleurs, les conventions bilatérales d’investissement que nos pays signent avec les pays en dehors du continent, reviennent bien souvent à instaurer une discrimination de fait en faveur des ‘’investisseurs étrangers’’ et au détriment de leur propre secteur privé. Comme nous le disons dans notre lettre ouverte, les pays africains doivent privilégier une approche panafricaine régionale/continentale à ce sujet, au lieu de la concurrence destructrice.

A cause de la pandémie de Covid-19, beaucoup de pays vont connaître des chutes vertigineuses de leur croissance. Le gouvernement sénégalais parle de -1 % contre les 6 % initialement prévus. Qu’est-ce qui explique une telle vulnérabilité face aux chocs exogènes ?

La grande extraversion économique des pays africains est un legs colonial qui a été renforcé par les politiques néolibérales qu’ils mènent sous la dictée des institutions de Bretton Woods. Ceci dit, la pandémie a eu des conséquences moindres en Afrique, comparativement aux pays du Nord. Nos pays ont particulièrement souffert de la baisse des prix des produits primaires et de la réduction des transferts des migrants internationaux. A la différence des pays du Nord, les gouvernements africains ont, pour la plupart, évité les confinements généralisés. Ce qui a atténué l’effet récessif de la pandémie dans leur cas. La relative résilience montrée par beaucoup de pays africains devrait nous encourager à mobiliser davantage nos ressources locales, à stimuler des formes de coopération régionale basées sur l’émulation plutôt que la compétition et à négocier avec les pays du Nord les termes d’une ouverture plus équilibrée et bénéfique à tous.

Que pensez-vous du rapport Doing Business qui fait courir beaucoup d’Etats africains ?

J’avais écrit, en 2013, dans les colonnes de votre journal, que ‘’quiconque vainc par Doing Business périra par Doing Business’’. Depuis lors, je ne me suis plus intéressé à cet indicateur controversé, puisqu’il n’a aucune validité théorique, n’explique rien, ne prédit rien. C’est un outil majeur de l’agenda néolibéral promu par la Banque mondiale.

Pensez-vous que les 1 000 milliards de francs CFA mobilisés par le gouvernement sénégalais, dans le cadre du Plan de résilience économique et social contre la Covid-19, ont été bien dépensés ? (La répartition initiale faisait état de 64 milliards pour la santé, 100 milliards pour la résilience et cohésion sociale, 802 milliards pour le secteur privé et 33,6 milliards pour la sécurisation des circuits d’approvisionnement).

Avec un budget contraint, les arbitrages sont difficiles à réaliser dans cette période particulière. Ce sera au Parlement sénégalais de nous fournir une évaluation du plan de riposte. Avec la pandémie, la consommation des ménages a baissé tout comme l’investissement des entreprises, les recettes d’exportation et les transferts des migrants internationaux.

Pour compenser cette chute de la demande globale, le gouvernement doit réaliser un déficit plus important que la norme. N’ayant pas de souveraineté monétaire (financer gratuitement par la création monétaire une partie de ses dépenses en monnaie locale, sans hausse de la dette) et ne pouvant pas compter sur une hausse de la pression fiscale (une mesure contreproductive en la circonstance), le Sénégal est dépendant de l’extérieur pour le financement de sa riposte : les dons et la dette. Selon les estimations publiées en juin par le FMI, le gouvernement sénégalais était censé enregistrer cette année un déficit de 1 373 milliards de F CFA (9,6 % du PIB) financé grâce à des dons de 500 milliards F CFA (3,5 % du PIB) et par la dette. A titre de comparaison, le déficit public était de 759,8 milliards (5,5 %) du PIB en 2019, financé à hauteur de 221 milliards par des dons (1,6 % du PIB). Mais ces estimations basées sur un taux de croissance de 1,1 % en 2020, ne sont sans doute plus d’actualité.

Quelles conséquences pour les populations ?

Avec des taux de croissance économique de 6 %, les Sénégalais étaient majoritairement dans une situation difficile. Un ralentissement ou une contraction de l’économie ne pourra que compliquer les choses. Pour une sortie par le haut de cette situation qui n’est pas spécifique au Sénégal, il faudra des mesures hardies au niveau mondial.

Outre la nécessité d’une annulation des dettes souveraines extérieures, les banques centrales des pays riches devraient étendre aux pays africains les facilités qu’elles ont octroyées aux banques centrales de certains pays émergents (ou une formule équivalente via le FMI). Cela permettrait aux pays africains d’assurer leurs importations essentielles, de stabiliser la valeur externe de leurs monnaies et d’avoir plus de marge de manœuvre sur les plans monétaire et fiscal.

En contrepartie, les pays africains devraient fournir des garanties de transparence et de bonne gestion et se résoudre à faire ce qu’ils auraient toujours dû faire : mobiliser leurs ressources locales.

Pouvez-vous revenir sur les défis de l’après-Covid ?   

La pandémie confirme avec force les diagnostics qui ont été faits depuis plusieurs décennies, au sujet de l’évolution du continent africain qui doit reconquérir sa souveraineté économique et monétaire. A court et moyen termes, l’endettement extérieur des pays africains pèsera comme une épée de Damoclès. L’endettement des ménages et des entreprises, quoiqu’on en parle très peu, sera aussi un défi majeur. Pour le réduire, les Etats devront faire plus de déficit, ce qui va accroître les niveaux d’endettement public. Si les Etats ne font rien, et que le secteur privé se désendette tout seul, les économies vont peiner à se relever. Des politiques monétaires et budgétaires vigoureuses orientées vers la mobilisation des ressources locales seraient appropriées. Mais les pays africains qui ont contracté des prêts d’urgence auprès du FMI pour faire face à la pandémie, lui ont promis de revenir à ‘’ l’orthodoxie’’ en 2022.

Les temps à venir s’annoncent difficiles pour le continent. Les pays qui souhaitent tirer leur épingle du jeu devront faire preuve d’audace et d’imagination. La solidarité panafricaine, bien souvent introuvable, pourrait faciliter une sortie de crise plus ambitieuse.

Dans le cas du Sénégal, l’exploitation prochaine du pétrole et du gaz comporte des défis et des opportunités. Le trio hydrocarbures-franc CFA-libéralisation commerciale risque de désarticuler l’économie sénégalaise, de la désindustrialiser davantage et de la rendre plus instable. Pour que les hydrocarbures aient un rôle bénéfique, le Sénégal doit avoir une autonomie sur la gestion de la valeur externe de sa monnaie. Ce qui n’est possible que s’il se dote d’une monnaie nationale. Autrement, il faut craindre que son économie ne se transforme en une sorte de République du Congo.

PAR MOR AMAR

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