Si les magistrats qui doivent rendre justice sont gagnés par la corruption, ce sont surtout les citoyens démunis qui sont lésés puisqu’ils n’ont pas les moyens de stipendier leurs juges
La justice est la colonne vertébrale d’un pays. Dès qu’elle se brise pour quelque raison que ce soit, la corruption surtout, on assiste à l’effondrement de tout un système qui garantit l’équité de traitement devant la loi de tous les citoyens justiciables. Si les magistrats qui doivent rendre justice sont gagnés par la corruption, ce sont surtout les citoyens démunis qui sont lésés puisqu’ils n’ont pas les moyens de stipendier leurs juges. Or, c’est l’égalité de traitement devant la loi qui est l’un des fondements des sociétés démocratiques.
« Quand les juges sont corrompus par la cupidité ou l’ingérence politique, la balance de la Justice est faussée et les simples citoyens en paient le prix », disait Mme Huguette Labelle, alors présidente de Transparency International avant d’ajouter qu’« un système judiciaire corrompu ignore la voix de l’innocent et permet au coupable d’agir en toute impunité ». La magistrature sénégalaise entourée du mythe de la précellence — qui symbolise l’élite dans un Etat — est engagé depuis les années 2000 dans un processus de décrédibilisation du fait de la corruption qui l’a gangrenée au point de se métastaser.
En 2006, la presse faisait état d’un cas de corruption judiciaire dans l’affaire Momar War Seck. A l’époque, tout est parti d’un dossier de médiation du sieur Momar War Seck devant le premier substitut du procureur de la République dans une affaire qui l’opposait à Mouhamed Guèye et pour laquelle il doit rembourser la somme de 97 millions de francs. La médiation ayant échoué, alors que le dossier était inscrit au rôle pour jugement, il tente de trouver une solution tarifée par l’entremise de son ami El Hadji Rawane Fall. Celui-ci contacte sa parente magistrate Aminata Mbaye, alors avocate générale près la Cour de cassation. Cette dernière, contactée et imprégnée du dossier, apprend à Momar War Seck accompagné de Djiby Ndiaye (collaborateur de Youssou Ndour au moment des faits) et El Hadj Rawane Fall que son avocat pouvait plaider la prescription puisque l’affaire date de longtemps.
Après enquête de l’Inspection générale de la Justice (Igaj), Aminata Mbaye est mise en retraite anticipée. Le premier substitut du procureur de la République Cheikh Bamba Niang est muté, son assesseur Théophile Turpin est frappé d’interdiction d’exercer pour une durée de cinq ans. Djiby Ndiaye et El Hadj Rawane Fall, Momar War Seck et Mamadou Diop sont arrêtés, inculpés et embastillés à Rebeuss. Le greffier Yabal Dieng a préféré prendre la poudre d’escampette. A l’époque, dans un enregistrement audio, on pouvait entendre la magistrate réclamer de l’argent avec ce commentaire : « dans ce Tribunal, tout est possible et on y a tout vu… » ! Mais cette affaire de corruption de magistrats, qui avait défrayé la chronique à l’époque, n’était que l’arbre qui cache la forêt.
La corruption judiciaire n’est plus un tabou
Aujourd’hui il appert que l’un des corps les plus gangrenés par la corruption, c’est celui de la magistrature. Naturellement, quand la justice est atteinte par le cancer de la corruption, c’est la démocratie elle-même qui est malade. Les Sénégalais ne comprennent pas que des fonctionnaires de l’Etat, qui touchent chacun au minimum 1 million 200 mille francs par mois, roulent carrosse et habitent dans des maisons d’un luxe indescriptible, puissent encore succomber à l’appât de l’argent. La corruption judiciaire n’est plus un tabou. Elle est évoquée ouvertement. Et c’est d’ailleurs elle que le juge Hamidou Dème indexait sans le dire dans sa lettre de démission du 26 mars 2018. Il dénonçait l’instrumentalisation de l’institution judiciaire par l’exécutif. « La magistrature est de plus en plus fragilisée, voire malmenée de l’intérieur comme de l’extérieur. Il en est résulté une crise sans précédent de la justice qui a perdu sa crédibilité et son autorité » martelait-il. Bien que de nombreux juges sénégalais soient intègres et indépendants, ce corps a perdu de son lustre et de sa respectabilité, hélas. Si le maire de Mermoz Barthelemy Dias en est arrivé à qualifier certains juges de « makystrats », c’est pour montrer le degré de proximité très suspect entre ces derniers et le Président Sall. La justice a perdu sa crédibilité du fait que beaucoup de magistrats restent subordonnés à l’exécutif. La justice sénégalaise n’a jamais eu le courage de donner un coup d’arrêt à l’exécutif. Depuis plusieurs années, le système judiciaire a vu son indépendance compromise par l’ingérence et les interventions inappropriées du pouvoir exécutif dans le fonctionnement de la justice. Cette dernière s’est compromise dans beaucoup de dossiers où les intérêts du président de la République sont manifestes. Personne ne peut aujourd’hui démentir que la justice a été instrumentalisée dans les affaires Khalifa Sall et Karim Wade. Elle est venue au secours du président Sall qui ne voulait pas d’une candidature du fils de Wade et de l’ex-maire de Dakar à la présidentielle de l’année dernière. Le déroulé du procès de ces deux hommes politiques laisse croire que l’exécutif s’est servi du judiciaire pour atteindre ses objectifs politiques. De toutes les condamnations de l’Etat du Sénégal par les juridictions communautaires et internationales, aucune n’a jamais été respectée par l’Etat ou la justice sénégalaise.
L’Inspection générale de l’administration de la justice en selle
Une justice sous coupe réglée est un danger pour les citoyens qui ont maille avec l’exécutif et les puissances financières. Et c’est ce que dénonce le juge Yaya Amadou Dia dans sa lettre adressée au président de la Cour d’Appel de Kaolack Ousmane Kane. Le juge Dia pointe des faits de corruption chez le premier président de la Cour d’Appel de Kaolack. Quand un juge accorde la liberté provisoire à un coupable qui devient subséquemment son fournisseur attitré, il y a de quoi soupçonner l’existence d’une corruption entre les deux concernés. Car dans sa conférence de presse de réplique le juge Kane, démissionnaire de l’Union des magistrats du Sénégal (UMS) dirigée par Souleymane Teliko, n’a pas démenti une seule once des accusations de corruption de son collègue Dia. Il n’a fait que souligner le manque de niveau de son collègue et flétrir son insolence.
Par conséquent, le problème reste entier. C’est pourquoi, l’Inspection générale de l’administration de la justice (Igaj) a été actionnée par le ministre de la Justice, Garde des Sceaux, Malick Sall, pour ouvrir une enquête. Mais on se rappelle que dans l’affaire Momar War Seck de 2006, les magistrats au cœur de la corruption n’ont pas été sanctionnés à la mesure de la faute commise. Retraite anticipée et exil doré pour le cerveau de l’affaire, blanchiment, mutation et interdiction d’exercer pour les magistrats éclaboussés, telle était la sentence après l’enquête de l’Igaj tant attendue par les Sénégalais à l’époque. Quant à ceux qui composaient l’autre chainon de la corruption et qui n’étaient pas des magistrats, ils s’étaient retrouvés en prison avant d’être libérés deux ans plus tard par un magistrat toujours qualifié à tort ou à raison de juge du système.
Dans l’affaire qui oppose les magistrats Ousmane Kane et Yaya Amadou Dia, les Sénégalais n’attendent pas des sanctions contre le premier nommé car classé parmi les mandarins de la magistrature réputés proches de l’exécutif. C’est malheureux et désespérant pour un corps censé donner l’exemple aux citoyens dont ils ont en charge le traitement de leurs affaires judiciaires.