Nous y sommes donc. Après les dizaines de morts de jeunes dans les manifestations politiques auxquelles on a fini par s’habituer en Guinée au fil des années, des élections contestées et des manifestations violemment réprimées, la Côte d’Ivoire vient de s’y mettre. Ou plutôt de s’y remettre. Les images de violence, dont celles insoutenables de jeunes ensanglantés, circulent sur les réseaux sociaux. Elles viennent aussi bien de Daoukro que de Bonoua, deux villes secondaire ivoiriennes. En attendant sans doute d’autres dans les jours, les semaines, les mois à venir. Il est rare que les mêmes causes ne provoquent pas les mêmes effets.
Comme souvent, les pouvoirs en place font le pari que les manifestations de violence déclenchées par leurs choix politiques conscients seront ponctuelles, limitées dans leur ampleur et que leurs forces de sécurité garderont le contrôle. L’histoire des violences politiques en Afrique montre que ce pari est généralement très coûteux en vies humaines. Celles de jeunes, toujours des jeunes, sacrifiés et vite oubliés. En toute impunité. Retour de la violence politique en Côte d’Ivoire à la suite du revirement spectaculaire du président Alassane Ouattara, candidat à sa propre succession après deux mandats de cinq ans, le décès brutal du dauphin désigné, le regretté Amadou Gon Coulibaly, étant présenté comme un « cas de force majeure ».
Retour de la violence politique en Côte d’Ivoire, retour de la mauvaise foi aussi. Une énorme mauvaise foi. Celle qui a en fait toujours précédé la violence et l’a constamment accompagnée. Comme en Guinée, des acteurs politiques et des leaders d’opinion ivoiriens expliquent depuis l’annonce de la candidature du président sortant qu’on ne peut pas parler de quête de troisième mandat. En cas de victoire du candidat président, il s’agirait d’un premier mandat de la nouvelle république ouverte par la constitution votée en 2016. Le président Ouattara pourrait même, s’il gagne la prochaine élection, se porter à nouveau candidat en 2025 pour son second mandat… Tout comme Alpha Condé en Guinée.
Les propos de personnalités publiques respectables en Guinée et en Côte d’Ivoire chargées de justifier sans sourciller dans les médias la nouvelle arithmétique locale (2 +1 = 1), sont affligeants. Cet exercice ne peut qu’achever de ternir l’image déjà très mauvaise des élites politiques dans ces pays et au-delà dans la majorité des pays de la région ouest-africaine. Le message transmis aux jeunes est transparent : « N’ayez pas honte, n’ayez aucun scrupule, n’hésitez pas à renier tous vos engagements, tous les moyens sont bons pour conserver le pouvoir ».
L’argument des compteurs remis à zéro à chaque changement de constitution est aussi usé qu’apparemment imparable. Il suffit de pouvoir compter sur la plus haute juridiction constitutionnelle pour valider l’argumentaire du troisième mandat qui n’en serait pas un. On attendra donc la décision du Conseil constitutionnel ivoirien le moment venu. N’écartons pas l’hypothèse de la surprise, hypothèse très peu probable, mais ne l’écartons pas. Dans une poignée de pays africains, on a vu des cours suprêmes prendre des décisions courageuses inattendues, comme annuler des élections gagnées frauduleusement par des présidents sortants.
La haute juridiction ivoirienne pourrait-elle se prévaloir de l’article 183, unique article du chapitre de la constitution de 2016 sur « la continuité législative » pour rejeter la candidature du président sortant ? Cet article dispose que « La législation actuellement en vigueur en Côte d’Ivoire reste applicable, sauf l’intervention de textes nouveaux, en ce qu’elle n’a rien de contraire à la présente Constitution ». Au cours des débats à l’époque, le principal conseiller juridique du président avait expliqué que cet article 183 rendait impossible une nouvelle candidature d’Alassane Ouattara.
Si le Conseil constitutionnel créait la surprise, ce serait une rupture dans la série des décisions des conseils constitutionnels ivoiriens des dernières décennies, qui ont accompagné chaque étape du basculement dans la déconfiture politique violente du pays. Dans la constitution de 2016, le pouvoir aurait pu proposer des changements dans le mode de désignation des membres du Conseil constitutionnel pour accroître les chances d’indépendance de cette institution par rapport au pouvoir exécutif. Il n’en a rien été.
Mais les débats récurrents sur la quête du troisième mandat en Guinée, en Côte d’Ivoire, ou ailleurs sur le continent, sont lassants et improductifs. La tentation du troisième mandat n’est qu’une des manifestations et des conséquences d’une culture politique non démocratique plus ancrée qu’on ne le croit dans l’esprit des élites politiques des pays de la région. Le problème, c’est la culture politique dominante.
Tant que les règles de gestion du pouvoir politique ne changeront pas, tant que le pouvoir politique sera déterminant pour la distribution des positions d’accès aux rentes économiques, tant que tous les autres pôles de pouvoir supposé comme la justice, seront trop faibles par rapport au pouvoir politique, il sera assez facile pour les chefs d’État de rester là où ils sont, aussi longtemps qu’ils le voudront et que leur santé le leur permettra.
Si les présidents ont très envie de rester au pouvoir, ou en tout cas ont une peur bleue de devenir des citoyens presque ordinaires, et s’ils n’ont pas de mal à trouver de nombreux soutiens dans leurs camps et en dehors, dans toutes les strates de la société, c’est parce que les présidents ont peu de limites à leur pouvoir. Le président, par un décret ou même une instruction verbale, peut changer ou ruiner une vie. Dans un tel contexte, s’il a vraiment envie de rester, les hommes et les femmes qui pensent à leur propre avenir, à leurs conditions de vie, ne seront point nombreux à ne pas clamer haut et fort que 2+1= 1.
Economiste et analyste politique, Dr Gilles Olakounlé Yabi est le fondateur et le directeur de WATHI, think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest.
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