Si c’était une personne, on aurait dit qu’elle marche sur une seule jambe, ou même une béquille. De l’extérieur, l’hôpital Dalal Jamm n’a rien à envier aux plus grandes structures hospitalières du Sénégal. Bien au contraire ! Une superficie qui s’étend à perte de vue ; de belles constructions ; des équipements de pointe… Dalal Jamm a tout pour bousculer la hiérarchie des hôpitaux sénégalais.
Hélas, plus de 4 ans après son ouverture, l’établissement ne décolle toujours pas. Au grand dam de certains médecins. L’espoir très grand, ils avaient regagné leur poste dans le nouvel hôpital, avec beaucoup d’enthousiasme. Jusqu’à présent, la plupart peinent à être opérationnels. ‘’Pour dire vrai, les choses n’ont pas encore vraiment démarré. Pour le moment, la plupart des services ne font que des consultations et quelques explorations, pas d’hospitalisation. Il n’y a donc pas encore d’activité hospitalière au vrai sens du terme. C’est peut-être pourquoi les populations ne sentent pas vraiment l’impact’’, témoigne cet agent sous le couvert de l’anonymat.
Entrée de l’hôpital. Il est presque 13 h. Quelques agents filtrent minutieusement les entrées. Un véritable bunker. A l’intérieur, très peu de mouvements. Une pléthore de personnels se charge de l’accueil et de l’orientation des visiteurs. Pour les lettrés, pas de grande difficulté pour se retrouver. Des plaques indiquent la direction de chaque service. Alors que certains sont pris d’assaut, d’autres sont déserts. Pour un hôpital de niveau 3, il n’y a ni bloc opératoire ; urgences chirurgicales ; ni une imagerie médicale performante. ‘’En fait, il n’y a pas ce pourquoi on parle d’imagerie : notamment le scanner. Aussi, il n’y a pas d’unité de réanimation. Avec la Covid-19, ils ont mis en place une unité, mais vous imaginez que c’est uniquement pour les patients atteints de Covid-19’’.
Financé à coups de 50 milliards de francs CFA, Dalal Jamm avait pour vocation d’être national. Pour le moment, il peine même à s’imposer à Ficc Micc, quartier populaire où il a été construit. Sur la route qui mène vers Tally Bou Mak, à 200 m environ de l’hôpital, juste en face de l’école Ndiarka Diagne, un groupe d’une dizaine de jeunes garçons devisent tranquillement autour du thé. Rares sont ceux qui ont mis les pieds à l’intérieur de Dalal Jamm. A la place, certains préfèrent Roi Baudoin, un hôpital plus éloigné et de niveau inférieur. D’autres fréquentent Dominique, qui est un centre de santé situé à Pikine. A en croire Cheikh Fall, ce n’est pas de gaieté de cœur. ‘’Dans les grands hôpitaux, les services fonctionnent tous les jours. Ici, j’y ai emmené mon père à deux reprises et il a été éconduit. C’est par la suite que j’ai commencé à l’emmener à Dominique. Depuis, je vais directement là-bas. Je ne vois pas l’utilité de me rendre dans un hôpital où j’ai plus de chance de ne pas trouver un médecin. En vérité, nous ne sentons pas la présence de cet hôpital. Demande-leur (il désigne ses amis du doigt). Personne, ici, ne va là-bas. C’est comme si les gens ne savent pas que l’hôpital existe. On l’entend juste de nom’’, fulmine-t-il.
Selon les jeunes, il leur est arrivé, à trois reprises, qu’un de leur camarade se fracture la jambe au cours d’un match de football. Une fois à Roi Baudoin, on les évacue directement à Dakar. ‘’Nous ne savons pas pourquoi. Nous savons juste que les évacuations de Roi Baudoin, c’est Le Dantec, Hoggy ou Principal. Je n’ai jamais vu une évacuation à Dalal Jamm. Nous ne savons rien de cet hôpital. Aussi, depuis qu’il a commencé à fonctionner, je n’ai jamais vu quelqu’un quitter la morgue pour être amené dans notre mosquée, en vue de la prière mortuaire. Je ne l’ai jamais vu’’, insiste M. Fall.
Dans ce quartier situé en plein cœur de Guédiawaye, la plupart des femmes qui doivent accoucher se rendent au niveau du poste de santé du coin, chez une certaine Mme Ndoye. Après plus de quatre ans de mise en service, Dalal Jamm ne fait toujours pas d’accouchement. Faute de bloc opératoire. Le directeur Moussa Same Daff précise : ‘’Il faut savoir que la maternité fonctionne. Il y a les consultations prénatales, les consultations postnatales, l’échographie, la colposcopie… Il y a juste les accouchements qu’on ne fait pas encore, à cause de l’absence du bloc opératoire.’’
Une explication qui a du mal à passer auprès des populations. ‘’C’est inadmissible pour un hôpital qui se respecte, peste Ousmane. Il suffit d’aller à la Polyclinique qui se trouve à côté pour se rendre compte que cet hôpital ne fonctionne pas comme il se doit. Cette clinique privée est tout le temps remplie. Nous sommes dans une zone où les populations n’ont pas beaucoup de moyens. Il faut que l’Etat nous aide à mettre aux normes cette structure. D’autant plus que l’on nous dise qu’il y a de très grands spécialistes là-bas’’.
Médecine de luxe
C’est dans ce contexte qu’est intervenu le fameux projet de bâtir deux centres dédiés respectivement à la procréation médicalement assistée et à la greffe de moelle. En claquant la porte avec fracas, le désormais ancien président du Conseil d’administration, Pr. Papa Touré, n’a fait que porter à la connaissance du grand public un débat jusque-là étouffé à l’intérieur des murs de l’hôpital. Le hasard aura voulu que l’affaire soit tombée à quelques jours du terme de son mandat. D’après les témoignages, le professeur a bâti sa réputation sur du béton.
Décrit comme un homme intègre, très à cheval sur les principes, l’homme disait, dans sa lettre de démission adressée au président de la République : ‘’Le centre national hospitalier Dalal Jamm, ouvert maintenant depuis 5 ans et destiné à être un des fleurons de notre système de santé hospitalière, fonctionne encore comme un centre de santé. Les structures essentielles de son plateau technique (laboratoires, imagerie médicale, réanimation, blocs opératoires, services d’urgences, etc.) ne sont toujours pas fonctionnelles.’’
Et d’ajouter : ‘’C’est devant une telle situation que nous apprenons votre décision d’accorder à l’hôpital Dalal Jamm une subvention d’un milliard et demi de francs CFA pour la construction de deux bâtiments destinés à abriter un centre de greffe et un centre de procréation médicale assistée. Une telle décision que je ne saurais défendre ne répond ni aux besoins immédiats de cet hôpital ni à l’urgence qu’impose la pandémie ni à nos impératifs de santé publique.’’
Ainsi, lui demande-t-il gentiment de le décharger de ses fonctions. Une décision certes symbolique, mais qui a tout son sens, selon son ancien collaborateur, l’anesthésiste-réanimateur, Dr Oumar Boun Khatab Thiam. Il déclare : ‘’C’est un homme à qui on doit rendre hommage. Toute sa vie, il s’est battu pour des principes. Avec tout ce qu’il a fait pour la médecine au Sénégal, il ne pouvait cautionner un tel acte. C’est comme ça qu’il faut comprendre sa démission. C’est quelqu’un qui s’est battu pour que Dalal Jamm soit un hôpital au top. Au lieu de l’accompagner avec des moyens, on prend plus d’un milliard pour la procréation et la transplantation de moelle épinière. Je pense qu’il a parfaitement raison de claquer la porte pour marquer son désaccord.’’
Egalement président de l’Alliance nationale pour la sécurité des patients, Dr Thiam ajoute : ‘’Je pense que tout le monde a intérêt à ce que cet établissement réponde à sa véritable vocation. C’est une structure qui a d’énormes potentialités, vu les sommités qui y ont été affectées. Mais il faut reconnaitre qu’il n’est pas encore un hôpital au vrai sens du terme. C’est encore comme un centre de santé. Dans ces conditions, nous sommes tous interpellés, quand on veut y instaurer cette médecine de luxe. Je ne dis pas que ce n’est pas important. Mais il y a beaucoup d’autres priorités pour Dalal Jamm.’’
En fait, selon des sources bien au fait du dossier, dans cette affaire, c’est le chef de l’Etat lui-même qui a donné des instructions allant dans le sens de la construction de ces deux centres. Loin de nier la pertinence de ces projets, nos interlocuteurs mettent surtout l’accent sur le sens des priorités.
A l’instar de Dr Thiam, cet agent se désole : ‘’Comment on peut approuver un projet pour procréation assistée (donc pour les gens nantis), alors que la majorité des femmes enceintes à Guédiawaye et partout au Sénégal peinent à accoucher correctement, faute d’équipements et d’infrastructures. Les gens semblent ne pas se soucier de la santé des populations.’’ Pour d’autres, la source véritable de toute cette confusion, c’est le manque de concertation. ‘’L’idéal aurait été que toutes les parties prenantes réfléchissent ensemble pour avoir un consensus sur les priorités. La version officielle est que c’est une injonction venue du sommet de l’Etat… D’autres versions ont ensuite été servies. Toujours est-il que beaucoup ont pensé que l’urgence était de permettre à l’hôpital de démarrer. Après seulement, on peut aller sur les projets plus ambitieux’’, souligne un de nos interlocuteurs.
Professionnalisme et compétence des agents
Pour lui, il y a, à Dalal Jamm, des personnels de très grande qualité qui n’attendent que les conditions soient réunies pour donner le meilleur d’eux-mêmes. ‘’C’est tout ce que nous demandons. Il faut le minimum nécessaire pour démarrer l’activité, répondre aux besoins des populations. Après, les gens pourront penser à la médecine de prestige. Actuellement, il faut le dire : on ne soigne pas grand monde. Il ne faut pas oublier que cet hôpital a également pour vocation de contribuer à la formation des étudiants. Mais pour ce faire, il faut des services qui fonctionnent. On ne peut prendre quelqu’un qui apprend la chirurgie sans un service de chirurgie’’.
Malgré les nombreux impairs dus à la non-disponibilité de certains équipements, certaines populations saluent le professionnalisme et la compétence des agents. Trouvée dans sa boutique où elle expose des aliments de bétail, mère Ndiaya se réjouit : ‘’Moi, je fréquente Dalal Jamm. J’y accompagnais un parent qui habite Louga. C’était pour des massages. Honnêtement, on s’était très bien occupé de lui. Il y a d’excellents médecins. De plus, l’accueil est magnifique. C’est un hôpital très bien organisé.’’
Un des services les plus fréquentés, la rhumatologie, fait partie des fiertés de Dalal Jamm. Mais pour être consulté, il faut se munir de patience. Un des secrétaires médicaux explique : ‘’Le service fonctionne du lundi au jeudi. Tous les jours, on prend 15 personnes. Mais en cas urgence, on les prend. Il y a une très forte demande. Pour vous donner une idée : ceux qui viennent aujourd’hui auront rendez-vous pour le 2 septembre prochain.’’ D’autres services comme la pédiatrie et la cancérologie sont également très prisés par les patients. Avec deux appareils de radiothérapie fonctionnels, l’hôpital prend en moyenne 50 patients par jour. Les délais d’attente sont évalués à 15 jours. Mais le nœud du problème reste l’absence de bloc opératoire qui plombe toute l’activité. ‘’C’est pourquoi nous avons moins d’impact que certaines structures de moindre niveau. Il est impératif de faire bouger les choses’’, confie un médecin.