Même les crocodiles ont pleuré Mansour Kama

par admin

Devrait-on dire que le coronavirus a abattu Mansour Kama ou qu’il n’a fait qu’achever l’emblématique dirigeant d’une frange importante du patronat national ? Un dirigeant qui, jusqu’à la tombe, aura symbolisé jusqu’à la caricature et jusqu’à la désespérance, la misérable condition des hommes d’affaires sénégalais, parias et indésirables dans leur propre pays. Car le coup qui a fait vaciller et chanceler Mansour a été porté par le gouvernement de son pays à travers la résiliation scandaleuse du contrat de distribution de l’eau potable dans les villes du Sénégal dont était détentrice la SDE (Sénégalaise des eaux), la société dont il était le président du conseil d’administration.

L’opinion a encore en mémoire la manière dont la SDE, bien que mieux disante et classée première à l’issue du dépouillement de l’appel d’offres international lancé en ce sens, s’était vu écarter au profit du soumissionnaire classé… deuxième. Ainsi que nous l’écrivions à l’époque, c’est un peu comme si on disait « diable, qu’il court vite le cheval arrivé deuxième ! » Toujours est-il qu’au terme d’un tripatouillage digne d’une république arachidière, la SDE, société française certes mais sénégalaise par ses compétences et références dans le domaine de l’hydraulique en Afrique au point que de partout on venait pour s’inspirer de son succès, la SDE, donc, a été chassée comme une malpropre.

Après 23 ans de présence au Sénégal et l’atteinte de tous les objectifs qui lui avaient été fixés. Tout au long du combat qu’il savait perdu d’avance mais qu’il tenait à mener pour l’honneur, j’ai côtoyé presque chaque semaine Mansour Kama et son principal collaborateur et ami, Mamadou Dia, qui fut le premier dirigeant sénégalais de la SDE, ainsi que son successeur, Abdoul Baal. Je peux témoigner qu’il a fait preuve d’un grand courage durant toute cette période-là où il savait que le président de la République avait décidé de donner la concession de l’eau potable à la multinationale française Suez quel que fût le résultat de l’appel d’offres qui, de toutes façons, n’avait été lancé que pour la forme. A la manœuvre, il y avait Mansour Faye, le propre beau-frère du président de la République, qui ne s’est pas encombré de subtilités pour faire gagner son propre cheval…

Inutile de dire que le coup avait été extrêmement rude pour Mansour Kama qui avait titubé sous le poids de la charge. Il est permis de croire, le pauvre, que le coronavirus n’a fait que l’achever. Hypocrisie de la nature humaine : les mêmes personnes et les mêmes puissantes forces qui s’étaient liguées pour bouter la SDE hors du secteur hydraulique sénégalais sont celles qui ont versé les plus chaudes larmes à l’occasion de la mort de Mansour Kama. Des larmes de crocodiles, évidemment…

Un médiateur de l’ombre

Le patron de la Confédération nationale des employeurs du Sénégal (Cnes) aura donc symbolisé personnellement la misère faite à nos hommes d’affaires marginalisés au profit de chefs d’entreprises français évidemment, mais aussi chinois, turcs, marocains, indiens et, de plus en plus, israéliens ! Jugés indignes d’être ne serait-ce que des sous-traitants, ils portent leur lourde croix et sont condamnés à vivre d’expédients si ce n’est de miettes. Bien évidemment, un secteur aussi stratégique que l’eau ne pouvait pas être laissé entre leurs mains fragiles. Avec quelques autres idéalistes, Mansour Kama s’est battu la plus grande partie de sa vie pour que les hommes d’affaires sénégalais aient voix au chapitre, accès à la commande publique et puissent gagner quelques parts de marché. Tout le monde sait ce que ce combat a donné : rien. Je me rappelle, au début des années 90, Mansour Kama m’avait invité à déjeuner au « Terrou Bi », qui n’était pas encore le grand complexe qu’il est actuellement mais juste un petit restaurant en bord de mer. Là, il m’avait annoncé en exclusivité une importante nouvelle : il allait créer un syndicat patronal qui allait défendre les hommes d’affaire nationaux contrairement à celui qui existait, alors largement soumis aux intérêts français. Inutile de dire que c’est donc « Le Témoin » qui avait eu le scoop de la création de la Cnes.

Depuis lors et jusqu’à sa mort, Mansour n’a cessé de lutter courageusement pour le pavillon national et le patriotisme économique, n’hésitant pas à interpeler en ce sens les différents présidents de la république, d’Abdou Diouf à Macky Sall en passant par Abdoulaye Wade. C’est d’ailleurs dans le cadre d’une sorte de discrimination positive en faveur des nationaux qu’en 1996, au moment de la réforme du secteur de l’eau, il avait fait son entrée dans le capital de la Sénégalaise des eaux (SDE) nouvellement créée. Puis il avait repris la société Bata et investi plus tard dans la Banque régionale des marchés (BRM), etc. Mansour Kama n’était pas seulement un défenseur sans peur et sans reproche de l’entreprise sénégalaise puisque, on le sait, il avait combattu la gouvernance du président Wade en étant un des initiateurs des assises nationales qui ont si grandement contribué à la chute de l’ancien président et l’accession de l’actuel au pouvoir. Il était aussi, comme je le rappelais au lendemain du rappel à Dieu du général Amadou Abdoulaye Dieng, ancien gouverneur militaire de Casamance, l’un des premiers hommes, avec feu le Professeur marcel Bassène, un homme remarquable que j’ai connu au PDS et qui était son ami, mais aussi le marabout Amath Sy, à avoir été dans le maquis du MFDC (Mouvement des forces démocratiques de Casamance). C’était dans les années de braise de la rébellion casamançaise. D’ailleurs, après la parution de mon article, notre ancien collaborateur Mbagnick Diop, grand spécialiste de cette dernière, avait appelé Mansour Kama pour lui demander de parler du rôle qu’il a joué alors. Avec une grande diplomatie, il avait esquivé. L’ancien ministre de l’Intérieur Ousmane Ngom a aussi rappelé comment, à la fin des années 80, Mansour Kama avait transporté nuitamment, et à bord d’une petite voiture banalisée, l’opposant radical Abdoulaye Wade à Popenguine pour y rencontrer son farouche adversaire Abdou Diouf.

Quelques semaines plus tard, le fameux gouvernement de majorité présidentielle élargie dirigé par le défunt Premier ministre Habib Thiam voyait le jour. Last but not least, c’est encore Mansour qui, en compagnie du défunt Patrice Vauthier, journaliste au « Canard enchaîné », avait négocié l’établissement de relations diplomatiques entre le Sénégal et Taïwan. Naturellement, tous ces hauts faits d’armes, Mansour ne s’en est jamais glorifié. Il est mort en emportant ses lourds secrets au moment où la pauvre entreprise nationale, déjà si mal en point en temps normal, subit de plein fouet les coups du coronavirus. Ce même coronavirus contre lequel Mansour Kama a perdu, les armes à la main, son dernier combat… Puisse Dieu accueillir ce grand homme en son Paradis !

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