Rebeuss : Une tombe de morts-vivants et de la justice

par Dakar Matin

L’image était incontournable. Glaçante. Intenable. Je l’ai vue d’emblée dès que j’eus franchi le portail en fer, peint dans une couleur verdâtre, donnant accès à l’intérieur de cette bâtisse où je n’avais jamais mis les pieds auparavant : était-ce parce que le rejet de l’idée carcérale m’en avait toujours tenu éloigné ?

En y pénétrant en ce dernier jour du mois de juillet, l’an dernier, sans l’avoir planifié, le sentiment qu’un destin plus large que ma modeste personne était à l’œuvre et la présence subliminale de l’Etre suprême étaient les seules béquilles sur lesquelles je pouvais m’appuyer, de premier abord, pour tenter de comprendre de quoi retournait cette brutale accélération de l’histoire dont je n’étais probablement qu’un insignifiant instrument.

La rationalité de ce qui advenait commença cependant à prendre forme à partir du moment où mon regard se braqua, comme happé, sur ce corps inerte, ensanglanté, victime de viols violents et répétitifs, visage défiguré, front froissé par les questions de ses dernières heures terrestres, qui s’était livré à ma vue pourtant fatiguée par deux nuits de sommeils approximatifs.

Comme hypnotisé, il ne pouvait plus le quitter. Tout s’éclairait magiquement et une lumière crue venait apporter perspective et contexte à ce qui m’avait fait venir en ces lieux. Je ne pouvais plus quitter des yeux cette masse immonde, physiquement éteinte et promise, à mesure de son pourrissement accéléré, à finir en momie repoussante.

Symbole fracassé
C’est le corps de la justice sénégalaise. Qu’elle eut de l’allant et de la gueule en d’autres temps ! Son symbole fracassé n’est plus qu’un tas de débris, des lambeaux. Il en dégage un choc brutal, qui m’a furieusement saisi à la gorge et ne m’a plus quitté dès que je suis entré, lessivé, dans la prison de Rebeuss, ce 31 juillet.

Malgré la nuit qui a recouvert de son ombre pesante ses quartiers les plus cachés, il y a comme une lumière qui me fait voir qu’au-delà des êtres humains, morts-vivants, squelettes recouverts de chair, à la respiration coupée qui s’épuisait à petit feu, et réduits à une vie d’enfer sur terre, ce qui frappe le plus, c’est ce sentiment diffus que la force intangible venue rendre l’âme ici est un énorme gâchis. Qui se souvient de ce qu’elle a été naguère, lorsqu’elle inspirait respect et crainte, quand elle était juste.

Elle ne fait plus peur. D’elle, ne reste plus qu’une image curieuse. Plus personne ne se souvient que de son passage terrestre, elle fut longtemps reconnue comme le prolongement de Dieu sur terre. Tous se prosternaient devant sa superbe. On la célébrait avec humilité. On avait convenu de la revêtir des atours d’une puissance que lui donnait, au départ, l’acceptation de son unique statut qui la plaçait au-dessus de tout. Elle en avait gardé des rites et apparats qui faisaient son charme et son imprimatur définitif.

Elle était crainte de tous moins par l’exercice d’une force aveugle que par la sagesse immuable et incontestable de son autorité légitime.

Elle était le symbole de la balance entre humains dans une vie qu’il faut constamment arbitrer, équitablement. C’était l’incarnation à la fois virtuelle et physique des normes supérieures, que les hommes de savoir juridique appellent le jus cogens.

Un de mes professeurs à l’université d’Oxford m’avait cependant alerté à son propos, voici plusieurs années. «Le droit, ce n’est que de la politique gelée !», avait-elle asséné, et la formule est depuis restée dans ma tête.

En suivant hélas les courbes sinusoïdales des mouvements politiques aussi changeants que frappés de tares loin de la prétention d’une droiture immaculée qu’elle aspire d’atteindre, elle a progressivement perdu son âme et sa dignité.

Je n’ai aucun doute que la justice est à Rebeuss l’occupante qui attend d’y être mise sous terre. Comment penser autrement en réfléchissant aux tenants et aboutissants de la lettre de cachet, comme aux temps des pires absolutismes d’antan, qui m’a jeté ici, par la seule volonté d’un juge aux ordres de ses principaux, agissant de concert avec eux, et sous leur dictée, contre les normes prescrites –et au mépris de mes droits constitutionnellement protégés ?

Etat Léviathan
Après deux jours d’une utilisation illégitime à mon encontre, en tant que citoyen innocent et libre, de la force et de la sécurité publiques, dévoyées par un Etat Léviathan injuste, dans des actes aux antipodes de la définition Weberienne, voir ce juge, s’imaginant au pinacle du droit, m’infliger une décision si inique n’avait pas que refroidi mon respect de ce qui se parait des habits d’une justice pour n’y voir qu’un idéal assassiné, dont je pus rapidement distinguer le corps non embaumé, dominateur dans un univers carcéral baignant dans une ambiance funèbre.

La mort par putréfaction de la justice sénégalaise est la plus forte leçon qui agite mon esprit depuis le jour de mon arbitraire arrestation. Elle me fait penser que partout où les sociétés humaines ont été atteintes de déclinisme, le processus a toujours été précédé par le pourrissement de la justice.

C’est elle qui a été instrumentalisée, en 1948, pour mettre en place les lois institutionnalisant la ségrégation raciale, dite apartheid, en Afrique du Sud.
L’Amérique raciste n’a été inéquitable que parce qu’avec son assentiment tacite la force sécuritaire, policière notamment, pouvait s’exercer impunément en mettant son genou sur le cou des déshérités, en particulier les noirs, jusqu’à ce que le meurtre transmis par la techtonique des plaques de George Floyd par Derek Chauvin, voici bientôt deux mois, n’en fasse un cas d’école planétaire.

Les injustices extraterritoriales imposées aux Chinois par les puissances coloniales européennes après les deux guerres de l’Opium en 1840 et 1856 leur ont permis de s’adjuger autant d’espaces géographiques qu’elles pouvaient dans une logique pourtant impérialiste.

Comment ne pas faire un parallèle avec le commerce triangulaire, celui des esclaves africains, et la projection de pouvoir colonial, l’un et l’autre justifié par le droit, jusqu’à les recouvrir d’une mission civilisatrice dont naturellement le continent africain continue de payer le coût exorbitant en ressources humaines et naturelles qu’il en perdu…

C’est dire que là où l’injustice triomphe, l’Etat et les citoyens trépassent. Les pays africains semblaient l’avoir compris en se dotant, à l’aube de leur retour à la souveraineté internationale, voici 60 ans, de constitutions et d’architectures juridiques qui, sur le papier, célébraient les vertus de l’Etat de droit. Sous leur imperium, on s’y sentait à l’aise.

Ce fut le cas en particulier au Sénégal où pendant longtemps le sentiment qu’on pouvait s’exprimer librement, dire son opinion adverse, affronter le pouvoir, aller et venir, jouir des dispositions transcendantales des normes convenues et pouvoir compter sur les hommes à l’ombre du Temple de Thémis, en ont fait un espace l’homo-senegalensis qui habite sur cette terre pouvait prospérer à l’abri des sentiments de peur, d’injustice ou d’une violence étatique inappropriée.

C’est cet Etat de droit dont le doyen des juges d’instruction, Samba Sall, a été le bourreau en ce jour où, agissant indignement sous les ordres d’une camarilla illégitime au pouvoir dans un Sénégal privé de son droit de se choisir ses dirigeants en toute transparence.

Je vois le corps de la justice qui pourrit à l’intérieur de Rebeuss. Ses écailles en disent long sur la honte finale qui a accompagné ses derniers jours.

Sinistre ministre
Son legs n’en est pas moins dévastateur encore aujourd’hui. Qui se souvient encore de ce qu’il avait permis à un sinistre Ministre de la Justice, Malick Sall, faussaire au long cours, menteur sur son parcours professionnel, à la moralité des plus sales, de s’égosiller triomphalement, le 29 juillet, jour de ma capture, pour, disait-il, au mépris de la règle de droit, annoncer qu’il «assumait » ma détention, en plus, sans se rendre compte qu’il se trahissait, de prédire qu’il ne reparlerait de ce dossier qu’après les jugements en premier et deuxième ressort…Qui, pour lui rappeler que je n’ai pas fait l’objet d’un seul procès ni été condamné ?

Depuis lors, il est vrai, le paon a perdu ses plumes. Contesté par toute la magistrature, méprisé par les avocats du Sénégal, qui ne voient en lui qu’un vendeur d’épices, larbin et inculte, il ne peut mais face à un syndicat des travailleurs de la justice qui le conteste publiquement. La mort de la justice sénégalaise, c’est donc la sienne.

Au sommet de la magistrature, celui qui préside de par ses fonctions le Conseil Supérieur de la magistrature, le président illégitime, Macky Sall, n’est guère mieux loti. Celui qui tremblote en m’apercevant, se présente comme « mon boy », croyait pouvoir recouvrir sa lâcheté du prestige de la justice pour se sauver. Il a raté son projet et n’en finit depuis de faire dans ses culottes…Il est vrai que la déculottée est telle qu’il n’en revient pas de la puissance de ce retour de bâton qui l’humilie aux yeux de tous, le ramène au rang de voleur et médiocre fétichiste, prêt à tout pour s’incruster dans un poste de pouvoir qui ne lui ressemble pas.

Dans la prison de Rebeuss, les dégâts collatéraux de la mort de la justice sénégalaise animent les conversations privées, et il suffit de tendre l’oreille pour savoir pourquoi elle ne reçoit même pas la plus petite prière pour qu’elle soit ressuscitée par ceux qui, in fine, comptent pourtant sur…elle pour retrouver leur liberté perdue.

On ne parle d’abord que de sa corruption. Prenez ce géant capitaine de bateau Nigerian, du nom d’Adebayijo. Quand je suis arrivé à la prison, il s’y trouvait depuis quatre ans. «Mon bateau qui était venu de Lagos, en passant par les eaux sénégalaises, se rendait en 2014, vers la Mauritanie pour y remorquer les ferrailles d’un navire qui y avait coulé, mais une panne de l’un de nos moteurs nous avaient contraints de nous rapprocher des côtes dakaroises pour la réparer quand nous fûmes pris par la marine sénégalaise et jetés en prison ».

De son groupe de six personnes, tous des nigérians, deux ont perdu la vie dans leur chambre carcérale et l’avocat sénégalais qui était chargé de mener les procédures pour sortir le reste de la troupe les avaient laissés à leur sort.

Assis un jour, à ses côtés, le matin, à l’aube, en attendant de se rendre chez l’infirmier de la prison pour vérifier son taux de sucre afin de contenir ce diabète qui ronge son physique d’Apollon, il me raconte comment ce conseil juridique était allé voir l’armateur nigérian à Lagos pour se faire donner plus de 7 millions de francs CFA, montant de ses émoluments, avant de simplement prendre la…tangente. «Il a disparu avec l’argent », sanglote le pourtant endurci homme des mers.

Avocats indélicats
Si Adébayijo, libéré avec ses compagnons, faute de preuves contre eux, est depuis rentré chez lui, en quittant la prison sous les vivats de ses voisins de la Chambre 1 qui l’avaient adopté, combien d’autres prisonniers continuent de payer par un séjour injustement prolongé parce qu’ils ont été plumés par des avocats indélicats ?

Le garde pénitentiaire de la cave du Tribunal de Rebeuss m’avait averti. «Attention les avocats qui s’agitent ici pour se faire mousser par la presse sont les premiers à disparaître dès que leur client est jeté en prison !».

C’est comme si nombre des avocats qui prennent les dossiers de prisonniers, pourtant faciles à défendre, donc libérables, selon le jargon en vigueur dans le milieu carcéral, traînent hélas des pieds dans ce qui n’est pas loin de sembler être une non-assistance à personne exposée aux risques carcéraux.

Il se peut que les contingences de la vie les occupent ailleurs mais il faut avoir été au fond d’un cachot pour comprendre le besoin primordial d’avoir un contact régulier avec son avocat ne serait-ce que pour définir et affiner, adapter, une stratégie de défense ?

La question qui coule de source est celle de savoir si les avocats sénégalais, qui aiment tant la jouer snobinards, sont des irresponsables et inconscients, atteints d’une fatuité qui n’aurait pas eu d’impact si sa principale conséquence est le maintien dans une incertitude carcérale de tant de détenus.

Parfois, leur légèreté confine à un déficit d’œcuménisme qui en dit long sur la perte du sens de la mission sans laquelle on ne peut plus parler de ce métier d’avocat, hier adulé parce qu’au service des pauvres et démunis, de la veuve et de l’orphelin, de l’otage politique au grand brigand capable, si la chance lui est donnée, de se réinventer une autre vie plus morale.

Ce prisonnier qui est retenu parce que son avocat refuse de porter son cas auprès du juge chargé de le vider, tant qu’il ne lui aura pas remis les 50000 francs cfa qu’il doit lui payer, n’est que la preuve, parmi d’autres, de tant de symboles d’une mauvaise administration de la justice.

Qu’on s’entende bien : on ne compte pas les avocats brillantissimes, maîtres de l’art oratoire et assis sur les procédures les plus absconses de leur profession, et qui sont prêts à s’engager dans des causes qu’ils savent difficiles voire peu rémunératrices.

Qu’il me soit ici permis de saluer, dans ce lot, mes avocats : Cheikh Koureyssi Bâ, Seydou Diagne (désigné par Karim Wade), Ndeye Coumba Diop, Souleymane Soumaré, Abdoulaye Tine (Paris), Mamadou Cory Sène, Tidiane Dabo (Strasbourg), Bara Diokhané (New York), Pape Kanté (Montréal), Raphael Seidler (Vienne), Adja Diallo (Avocate 2-O), Christian Senghor…Ils sont devenus mes amis.

Sauver sa peau
Tous savent que la justice sénégalaise doit faire sa mue. Sauver sa peau. Il suffirait de convoquer un congrès au sein de Rebeuss pour connaître les nombreuses failles, de corruption et d’immoralité, qui ont perforé son panache.

Tel prisonnier me souffle comment les audiences au parquet sont vendues selon que le prisonnier peut payer son juge ou non. Tel autre me raconte comment le Chef de cour de la prison, chargé de veiller à ce qui s’y passe est parfois prompte à changer l’ordre de rendez-vous chez le juge. Il explique : « Je viens de le voir mais alors que j’avais rendez-vous demain, un de ses espions dans la cour, un détenu employé par ses services, était dans mon dos en train de lui faire des gestes pour que mon dossier ne soit pas enrôlé, simplement parce que je n’ai pas versé de l’argent à leur profit respectif ».

Plus grave encore est la rumeur entendue sur le versement de 30 mille euros par un prisonnier Turc au procureur de la République, ce qui eût le don de le libérer aussitôt après bien qu’il fut impliqué dans un trafic de drogue.

Qui n’a pas entendu les 200 millions de francs CFA versés par les allemands arrêtés il y a un an mais exfiltrés dès que l’argent de la corruption fut partagé par les exécutifs de la justice sénégalaise ? Ils n’avaient nullement tremblé pour laisser filer cette bande qui avait pourtant été pris avec une cargaison de drogue, de plusieurs tonnes, qui était venue confirmer le statut d’Etat narcotrafiquant qu’est devenu le Sénégal.

Pendant que les grands escrocs paient pour recouvrer leur liberté, combien de jeunes et pauvres voient leur peine indûment prolongée: la justice corrompue n’a pas leur temps!

Les magouilles dégoulinent de partout de ce corps judiciaire qui pue.

Même l’implication du ministre de la justice dans les magouilles de la firme Bâtiplus, traquée par le FBI pour ses liens avec le terrorisme international et la drogue, en plus du blanchiment d’argent, n’est donc qu’une autre facette d’une justice dont la sépulture se donner à voir, méprisée et rejetée, à l’intérieur de la prison de Rebeuss.

Qui peut dès lors donner le moindre crédit à cette justice devenue un cadavre puant ? Sur tous les fronts, elle s’est déshonorée : des élections frauduleuses qu’elle valide pour rester dans les bonnes grâces du pouvoir illégitime qu’elle couve, de ses mains trempées dans les scandales fonciers, financiers et fiscaux sans compter sa transformation en « pute » de la république, de sa tolérance vis-à-vis des plus grands brigands, dont les trafiquants de faux billets de banque, comme Seydina Fall, de son incapacité administrer la justice en étant délié des servitudes d’un Etat crapuleux qui la coache, ou encore, jusqu’à sa capacité à fermer les yeux sur les traitements inégalitaires des prisonniers, selon la vieille tradition sénégalaise des faveurs accordés à ceux qui ont des parrains (Coumba Am Ndèye) par opposition aux dénis infligés à ceux (Coumba Amoul Ndèye) qui n’en n’ont pas.

C’est en vertu de cette justice inéquitable, de cette Administration pénale cynique et de l’illégalité des services de défense et sécurité, sous le chapiteau d’un Etat terroriste (Senedaesch) que je me suis retrouvé, en tant que prisonnier politique n’ayant jamais eu maille à partir avec la justice, probe et légitime dans mes postures, jeté dans une chambre remplie de brigands tandis que les grands criminels à col blanc, pris la main dans le sac, se la coulaient douce dans des chambres privées avec toutes les facilités.

La justice, quand elle fonctionne normalement, a vocation à être le dernier rempart vers lequel se tourne l’individu qui est en prison. Parce qu’ils savent celle du Sénégal pourrie, les prisonniers de Rebeuss errent comme des morts vivants à l’intérieur de la prison. Qu’ils en sortent détruits, fous, désorientés, ne croyant plus aux normes de la société, n’est donc pas pour surprendre. C’est qu’on ne revient jamais indemne d’un enfer. Rebeuss en est un : un enfer sur terre !

*Adama Gaye est un exilé politique sénégalais au Caire. Il est auteur de : Otage d’un Etat (Editions l’Harmattan). Le Caire, 27 Juillet 2020.

Cette chronique, comme les précédentes de ces derniers jours, est rédigée ce matin pour marquer le premier anniversaire de sa capture par l’Etat terroriste du Sénégal, le 29 Juillet 2019.

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D’une guérite, la liberté à l’horizon d’une vie basculée

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