Le Directeur exécutif de «Enda CACID», par ailleurs coordonnateur de la plateforme «Sénégal Binu Bëgg», Cheikh Tidiane Dièye, revient dans cet entretien, en long et en large, sur différents dossiers brûlants au cœur du débat public. Profitant de l’occasion, il a déploré le fait que le foncier soit devenu l’une des principales sources d’enrichissement des élites politiques et de leurs réseaux d’affairistes. En ce qui concerne l’IGE, il a plaidé pour sa soustraction de la tutelle de la Présidence de la République.
«L’As» : L’actualité, c’est le litige foncier entre les populations de Ndingler et Babacar Ngom Sédima. Que vous inspire la façon dont le gouvernement essaye de régler ce dossier ?
Cheikh Tidiane DIEYE : L’Etat semble être surpris et dépassé.Il ne s’attendait peut-être pas à l’éclatement d’une crise de cette envergure, qui met à nu les errements, le laxisme et le manque de vision d’ensemble qui entourent la gestion du foncier. Babacar Ngom comme les populations de Ndingler sont tous victimes des dysfonctionnements de l’Etat et des pratiques des collectivités locales. Le problème de Ndingler n’est ni le premier ni le plus important des conflits relatifs à la gestion des ressources foncières au Sénégal. S’il a retenu autantles attentions et suscité des débats et des controverses, c’est en partie à cause d’une conjonction de facteurs qui sont liés, tout à la fois, au contexte de crise que nous vivons, à la qualité des protagonistes impliqués et aux actes posés par l’Etat. Cette crise a révélé la facilité, pour ne pas dire le laxisme avec lequel les collectivités locales attribuent les terres du domaine national souvent dans l’opacité totale, en violation des lois et en contradiction avec les principes les plus élémentaires de l’équité et de la justice sociale. Elle a aussi montré la trop grande liberté que se donne le président de la République en matière de déclassification de réserves foncières protégées et d’octroi de titres fonciers à des privés nationaux ou étrangers. Or depuis la Constitution de 2016, qui reconnaît et garantit la pleine propriété du peuple sénégalais sur les ressources naturelles, toutes les lois qui encadrent le foncier, comme les autres ressources, devraient être revues et adaptées. Le ballet des ministres à Ndingler et les nombreuses médiations officielles ou officieuses entre Monsieur Babacar Ngom et les populations de Ndingler est la preuve que le gouvernement a enfin compris qu’il ne peut opposer le droit conféré à Babacar Ngom à la légitimité historique, morale et sociale invoquée par les habitants de Ndingler. L’Etat et la collectivité locale de Sindia ont tort en croyant qu’il est encore possible, de nos jours, de décider ce que l’on veut comme on le veut sans conséquence. Finalement, la décision du Président de permettre aux paysans d’exploiter les terres durant cet hivernage est une décision partielle mais salutaire. Il faudrait donc mettre à profit le temps de l’hivernage pour trouver une solution définitive et durable à ce conflit. Je suis persuadé qu’il est possible promouvoir les exploitations agricoles, à moyenne ou grande échelle, sans exproprier les paysans ou détruire les exploitations familiales. On peut sauver Ndingler sans détruire Sedima. Nous devons éviter de jeter de l’huile sur le feu ou de jeter le bébé avec l’eau du bain.
Pensez-vous que l’Etat est neutre dans cette affaire ?
L’Etat ne peut être neutre puisqu’il est, avec la commune de Sindia, les deux principaux responsables de ce conflit dont on pouvait se passer. Si la commune de Sindia ne sait pas où s’arrêtent ses terres et où commencent celles de Ndiaganiao, ce n’est certainement pas la faute des paysans et de Babacar Ngom. Si à travers la solution qu’il préconise, le gouvernement pense à un simple prêt de « terres aux paysans», je pense qu’il se tromperait car une telle option n’est défendable que dans une perspective purement légale. Or le point de vue légal n’est reconnu que par l’Etat et par Babacar Ngom. Les paysans de Ndingler ne reconnaissent pas une telle propriété et vont sans doute continuer à réclamer leur «droit» sur ces terres, même si ce droit est d’un autre type. C’est pourquoi l’Etat, du fait de ses responsabilités, ne devrait pas trop mettre en avant la dimension légale. Il doit privilégier la concertation et le dialogue et se préparer à trouver une solution satisfaisante pour l’une etl’autre partie. Dans tous les cas, compte-tenu de la portée sociale et la charge symbolique de ce conflit pour les populations de Ndingler, il ne me paraît pas raisonnable de vouloir leur reprendre ces terres à la fin de l’hivernage. D’autres solutions existent.
Les contentieux autour de la terre font légion au Sénégal, que cela soit sur le littoral comme à l’intérieur du pays. Quelle est la part de responsabilité de l’Etat dans tout ça?
L’Etat fera encore face à d’autres contentieux liés à la gestion des terres. Depuis le début des années 2000, le foncier est devenu l’une des principales sources d’enrichissement des élites politiques et de leurs réseaux d’affairistes aussi bien en zone urbaine que dans les collectivités rurales. L’Etat paye le prix de l’incomplétude des réformes foncières qu’il n’a pas osé conduire jusqu’à leur terme. La Commission nationale de réforme foncière a effectué un travail de grande qualité, basé sur une approche inclusive et participative, qui a donné la parole à toutes les composantes de la nation. Elle a proposé un document de politique foncière qui, sans être parfait, n’en donnait pas moins des pistes intéressantes qui auraient dû être améliorées et complétées par une loi qui en préciserait les modalités. Malheureusement, au lieu d’agir, le Président Macky Sall semble avoir opté pour le statu quo. Il va sûrement laisser cette réforme difficile à son successeur. De plus, la décentralisation mal conçue, mal conduite et mal évaluée a fait naître de véritables monstres institutionnels qu’on appelle collectivités locales, souvent dirigés par des potentats locaux, les maires, qui peuvent rentrer en collusion avec les milieux d’affaires et céder des dizaines voire centaines d’hectares jadis exploités par les communautés villageoises qui n’ont que faire des lois que personne ne leur a donné les moyens de connaître et de reconnaitre. Tout ceci doit être revu et repensé dans le cadre d’un grand mouvement de refondation de l’Etat et de la République.
La loi sur le domaine national qui date de 1964 ne peut plus organiser la gestion foncière au Sénégal en 2020. La réforme n’est pas seulement nécessaire. C’est un impératif pour le développement, la paix et la stabilité du pays. Mais il faut voir aussi une autre dimension. L’affectation de centaines d’hectares de terres agricoles à une poignée de personnes, dans une zone qui pourrait vite devenir le seul espace d’habitation disponible dans cette partie du pays, est une véritable hérésie en matière d’aménagement du territoire. Dans les quinze prochaines années, la population du Sénégal pourrait avoisiner 27 millions d’habitants. Le triangle qui réunit Dakar, Thiès et Mbour, que j’appelle le Triangle Urbain de l’Ouest ou le TURBO, aura une importante concentration de population, une sorte de conurbation urbaine. C’est dire que chaque mètre carré dans cette zone vaudra de l’or dans une quinzaine d’années. Vous imaginez ce que l’Etat serait obligé de payer aux propriétaires de titres fonciers dans cet espace en cas d’expropriation? Croyez-moi, cela arrivera. C’est pourquoi je crois fermement que l’Etat devrait surseoir à toute affectation de terres agricoles de plus de 10 ha. Ceux qui veulent de très grandes surfaces agricoles doivent accepter d’aller cultiver dans des zones moins peuplées. (…).
Par ailleurs, il a été publié le 13 juillet dernier les rapports 2017, 2018 et 2019 de l’IGE. Mais c’est toujours la même ritournelle avec les mêmes manquements et les mêmes fautes de gestion. Ne devrait-on pas revoir la manière dont ces rapports sont exploités ?
On peut bien s’interroger en effet sur l’utilité de ces rapports à partir du moment où leur publication ne change rien dans les pratiques et les comportements des agents publics. Elle n’améliore pas non plus la qualité de la gouvernance du pays qui, d’un régime à l’autre, se reproduit avec les mêmes tares et les mêmes déficiences. Mais soyons clairs. Ce qui est en cause, ce n’est pas l’IGE en tant qu’institution encore moins son personnel qui est composé, pour la plupart, de hauts cadres très compétents. L’IGE peut bien assumer ses missions lorsqu’on lui demande de faire son travail et qu’on lui laisse les coudées franches pour mener ses audits avec rigueur et objectivité. Et à chaque fois qu’il en est ainsi, on voit apparaître les mêmes fautes de gestion, les détournements de deniers publics et le gaspillage des ressources de l’Etat qui sont situés et datés. Le problème se trouve plutôt dans la façon dont elle est utilisée par le pouvoir et l’usage qui est fait de ses rapports. A ce niveau, l’IGE, comme les autres corps de contrôle, a rarement servi à autre chose qu’à fournir au Président des arguments pour s’en prendre à ses opposants. En dépit de son importance dans le dispositif de contrôle, elle n’aura aucun impact tant qu’elle ne regardera que là où lui indique le président de la République et que ses rapports ne seront destinés qu’à ce dernier. Elle semble être une institution ligotée et confinée. Nul ne peut en effet comprendre pourquoi dans le cas de l’affaire Khalifa Sall, le rapport de l’IGE a été traité avec une vitesse supersonique alors que pour tous les autres rapports qui épinglent des gestionnaires de structures publiques et parapubliques proches du régime, le pouvoir ne lève pas le petit doigt. Rien ne justifie que certaines institutions soient auditées et pas d’autres. Il faut donc une véritable réforme qui, pour être efficace, ne peut passer que par la soustraction de l’IGE de la tutelle de la Présidence de la République. La Commission Nationale de Réforme des Institutions a fait d’intéressantes propositions dans ce sens. Il appartient au président de la République d’en faire œuvre utile. S’il souhaite que notre pays soit classé au même rang que le Botswana, le CapVert, le Rwanda et l’Ile Maurice, entre autres, en matière de gouvernance, c’est la voie qu’il doit suivre. Il sortirait alors très honorablement de sa mission.
Est-ce que ces rapports devraient être destinés exclusivement au président de la République?
Tous les rapports des organes de contrôle qui sont destinés exclusivement au président de la République ou à l’Exécutif de manière générale finissent tous de la même façon. Et il en sera ainsi tant que les organes de contrôle n’auront pas le pouvoir de saisir directement les juges à travers des mécanismes à mettre en place. Car même dans les cas où l’organe de contrôle est habilité à saisir le procureur de la République, comme l’OFNAC par exemple, le fait que ce dernier dépende du Garde des Sceaux, donc du président de la République, fait qu’il ne peut agir que lorsque son action va dans le sens voulu par le pouvoir. L’IGE comme les autres organes de contrôle doivent tous avoir, au minimum, le pouvoir de saisir le Procureur de la République. En cas d’inaction de ce dernier, dans un délai raisonnable à déterminer par la loi, saisir les juges. Dans l’idéal, aucun rapport des organismes de contrôle ne devrait être destiné exclusivement au Président puisque tous devraient être retirés de sa tutelle. Il faut comprendre que l’une des caractéristiques fortes et structurelles du pouvoir, c’est d’être un lieu d’enrichissement rapide, d’accaparement et de prédation. C’était le cas chez Wade, ça l’est encore sous Macky Sall. Le Président est persuadé que c’est en garantissant l’impunité à ses partisans qu’il peut obtenir leur loyauté et s’assurer la solidité de son régime. Or en laissant ses partisans piller les ressources du pays, non seulement il se prive de moyens importants pour mener à bien ses projets, mais il porte aussi atteinte à l’image du pays et accélère le processus de délégitimation de l’Etat et son rejet par les citoyens. Finalement, tout le monde perd et lui en premier car il aura passé deux mandats à la tête du pays avec de médiocres résultats. Car lorsque la corruption est systémique et impunie, aucun développement n’est possible.
Pourtant, le chef de l’Etat a exhorté dernièrement les membres du gouvernement à déclarer leur patrimoine auprès de l’Ofnac. Qu’est-ce qui peut expliquer tout d’un coup cette propension à appeler à la transparence ?
Demander aux ministres et à tous ceux qui sont visés par la déclaration de patrimoine de respecter la loi ne devrait pas être vu comme un acte extraordinaire. Ce n’est pas un gage de transparence et n’incline nullement à penser qu’il y aurait un changement dans les pratiques du pouvoir. Il y a plus d’un an que tous auraient dû se soumettre à cet exercice obligatoire, y compris le Président lui-même. Quelle partie de leur patrimoine vont-ils maintenant déclarer ? Ce qu’ils ont acquis avant ou après leur entrée en fonction ? On sait qu’il est si facile de s’enrichir dans nos pays lorsqu’on gère des ressources hors de tout contrôle ou lorsqu’on est sûr de bénéficier de la protection du chef.
Vous avez publié en 2018, un livre intitulé : «La corruption bureaucratique au Sénégal : Trajectoires, ressorts et représentations populaires». Depuis lors, pensez-vous que le niveau de corruption a augmenté ou baissé dans le pays ?
La corruption est systémique et touche tous les échelons et les rouages de l’administration. C’est un processus cumulatif, peu réversible, qui se déploie du sommet vers le bas. Tant qu’il n’y a pas des actes forts, durables et coordonnés, soutenus par une volonté politique ferme de combattre la corruption, celle-ci continuera de se propager. Je ne vois aucun acte de nature à l’enrayer. Bien au contraire, tout est fait, et à tous les niveaux, pour qu’elle se développe davantage. Or c’est une véritable gangrène qui réduit à néant tous les efforts de développement. Si le président de la République s’était assuré, dès son arrivée au pouvoir, que chaque centime du budget national soit dépensé à bon escient, en respectant scrupuleusement les principes d’opportunité, d’efficacité et d’efficience et en sanctionnant de manière exemplaire tous ceux qui se seraient rendus coupables de malversations, il n’aurait pas besoin, sans doute, de parcourir le monde à la recherche d’une hypothétique annulation de dette. Il aurait eu assez d’argent pour mener tous ses projets et faire face à l’inattendu.
En outre, la pandémie de Covid-19 affecte le pays et tout laisse croire qu’il y a un risque d’endémisation. Pensez-vous que l’Etat a bien géré cette crise sanitaire ?
La gestion de la crise a été très tatillonne. Après les premiers jours où l’Etat a semblé montrer une certaine rigueur et une lisibilité dans sa stratégie, on est vite rentré dans une sorte de fuite en avant où les choses ont échappé au gouvernement. Depuis, il n’a fait que subir les événements. Il y a eu beaucoup tâtonnements, de tergiversations, de louvoiements et de manque de rigueur. C’est comme si le pouvoir cherchait à ménager la chèvre et le chou, et les signaux contradictoires qui ont émergé de ses postures ont brouillé son message sur la dangerosité de la maladie. C’est ce qui explique en partie le relâchement que nous constatons partout au sein de la population et qui pourrait être malheureusement fatal. Au lieu d’assumer ses irresponsabilités et faiblesses, le pouvoir a tenté de se défausser sur les citoyens, arguant que les Sénégalais seraient incapables de respecter les interdits. Toutes choses qui font que le virus pourrait rester encore longtemps parmi nous.
Pour finir, en tant qu’acteur politique, Coordonnateur National de la Plateforme AVENIR Senegaal Bi Nu Bëgg, que pensez-vous du débat politique avec les récentes insultes et invectives notées particulièrement dans le camp présidentiel ?
Même lorsque ces insultes et ces invectives étaient circonscrites dans leurs rangs, elles n’en étaient pas moins regrettables et absolument condamnables, surtout venant du parti au pouvoir. Mais maintenant que ces insanités sont sur la place publique et sont entendues par tous, y compris nos enfants, elles deviennent carrément une source de grande préoccupation pour tous ceux qui rêvaient d’un assainissement du champ politique. C’est à cause de tels actes et comportements que de nombreux compatriotes compétents et intègres, qui pourraient apporter beaucoup à la collectivité en s’engageant en politique, s’interdisent de rentrer dans ce champ pour préserver leur intégrité physique et morale. L’idée même de la création de notre plateforme découlait de notre volonté de créer un cadre politique ouvert et inclusif, fondé sur le respect, la compétence et l’intégrité, où l’on peut contribuer à la production des idées qui gouvernent le pays sans courir le risque d’y laisser sa dignité. Ce rêve, nous le portons toujours et encourageons tous ceux qui veulent voir le pays gouverner autrement à continuer à se battre pour le triomphe de la vertu de la politique sur son vice. C’est la seule voie de salut pour notre pays. En dépit des errements des uns, nous devons continuer à rechercher l’excellence. (…)