Cheikh Tidiane Diéye  » Macky a raté le coche …. »

par admin

Titulaire d’un Doctorat en études de développement, auteur d’un livre sur la corruption bureaucratique au Sénégal, Cheikh Tidiane Dièye revient sur les maux de l’Administration sénégalaise et dénonce le manque de volonté du pouvoir actuel d’y apporter des solutions pérennes.

L’Inspection générale d’État a publié, la semaine dernière, les rapports 2016, 2017, 2018 et 2019. Êtes-vous satisfait du travail accompli par les inspecteurs ?

L’Inspection générale d’Etat est une des pierres angulaires du dispositif de contrôle et de reddition des comptes. C’est la loi sur le statut des inspecteurs généraux d’Etat qui impose au vérificateur général de présenter, chaque année, au président de la République un rapport sur l’état de la gouvernance au Sénégal. Ces rapports étaient donc très attendus, ce d’autant plus qu’ils n’étaient plus sortis depuis quelques années. Les inspecteurs généraux d’Etat représentent un corps réputé pour son sérieux, sa rigueur et son intégrité. Les rapports qu’ils produisent sont donc présumés dignes de foi, car étant de grande qualité, au moins au plan technique.

 Ce qui est en général en cause, c’est moins leur contenu que leur sort, c’est-à-dire le traitement qui leur est réservé par le président de la République. Et, à ce niveau, les fruits n’ont jamais tenu la promesse des fleurs. Il a révélé lui-même avoir sous le coude une grande quantité de rapports des organes de contrôle. La question est de savoir pourquoi ou pour qui ?

Justement, on a l’impression d’être dans un éternel recommencement, avec les mêmes manquements qui reviennent à chaque fois. Pourquoi, selon vous, rien ne change ?

Ces manquements sont les produits ou les effets de pratiques structurelles, ancrées au plus profond des interstices de la machine politico-bureaucratique. Ce sont des pratiques qui se nourrissent de l’impunité et de la protection qui est assurée aux partisans de chaque régime en place. C’est comme si, au-delà des discours et des effets de manche, il n’y avait aucune volonté de combattre la corruption, le détournement et le gaspillage des ressources publiques tant que cela sert les intérêts politiques du camp au pouvoir.

Vous avez raison de parler de recommencement, car il s’agit bien d’une reproduction du système d’accaparement et de prédation qui a traversé les âges. Au Sénégal, l’Etat fonctionne ou dysfonctionne de la même façon depuis qu’il existe.  Ces logiques d’appropriation privative des ressources de l’Etat et de redistribution restreinte au sein des cercles comme la famille, le clan, le parti, l’ethnie ou la confrérie, remontent au moins à la naissance de l’État. Chacun des quatre présidents qui ont dirigé le Sénégal a réorganisé la forme de ce système à sa façon, mais tous en ont gardé la structure. Les deux derniers plus que les autres. Et Macky Sall, après seulement un mandat, a déjà égalé, sinon dépassé ses devanciers en matière de mal gouvernance. Le clientélisme est le moteur de sa gouvernance et l’impunité son rempart.

‘’Macky Sall avait tous les atouts pour changer le système’’

Lorsqu’il était candidat, Macky Sall avait fait un diagnostic sans appel de ce système et les pratiques qui le fondent. Il s’était engagé à mener les réformes structurelles nécessaires pour le changer. Il avait tous les atouts pour réussir : des forces politiques, sociales et citoyennes aguerries et motivées, pour avoir mené une lutte victorieuse contre Wade. Un projet de société complet et réaliste élaboré dans le cadre des assises nationales et une charte de gouvernance démocratique consensuelle. Il n’a pas eu l’audace de saisir ces atouts pour changer le Sénégal durablement. Il a choisi la voie la plus facile : se soumettre aux groupes de pression, y compris ceux de son camp politique, pour avoir la ‘’paix’’.

Quel est l’impact de cette mal gouvernance et de cette bamboula sur le budget de l’État et les politiques publiques ?

Ce n’est pas de la bamboula, mais de l’irresponsabilité. Un pays pauvre, endetté jusqu’au cou, au point de lancer une hypothétique campagne africaine pour l’annulation de la dette, devrait avoir la décence de limiter ses désirs à ses capacités. Comme partout en Afrique, nous avons des gouvernements mégalomanes, qui ne se privent de rien pour être dans le luxe et le confort, sans aucune contrepartie pour le peuple en matière de résultats. Figurez-vous qu’entre 2012 et 2018, Macky Sall et son gouvernement ont dépensé près de 120 milliards de F CFA pour l’achat de voitures. En 2019, 3,5 milliards ont été dépensés et plus de 6 milliards étaient prévus pour 2020. Cette somme aurait sans doute été dépensée, si le décret n°2020-474 du 19 février 2020 portant suspension de toute commande ou acquisition de véhicules administratifs n’était pas venu arrêter la folie dispendieuse du gouvernement. De 2000 à 2020, soit en 20 ans, ce sont 500 milliards de F CFA qui ont été gaspillés pour acheter environ 20 000 voitures pour le secteur public et parapublic. Il n’est pas rare de voir, dans le parking d’un ministre ou d’un DG, 2 ou 3 voitures rien que pour le plaisir et le confort de leurs familles. Aucun pays au monde ne peut se développer avec un tel niveau d’irresponsabilité et de gaspillage de ressources.

L’IGE a aussi relevé des incongruités dans la création et le fonctionnement de certaines administrations. Parfois, on a l’impression que tout est fait pour ne pas du tout se conformer aux textes en vigueur. Cela colle-t-il à cette réputation d’administration de qualité prêtée à l’Administration sénégalaise ?

Dans son fond comme dans sa forme, l’Administration ne ressemble que très peu à une administration de type légal, rationnel, obéissant à des procédures et des normes, et organisée en des fonctions hiérarchisées et interdépendantes. L’Administration sénégalaise n’est plus organisée selon des critères objectifs. Elle est au contraire traversée par des intérêts, des clivages et des coqueries importées de la sphère politique qui a fini de l’envahir. La politisation à outrance des échelons supérieurs de l’Administration publique a fortement réduit la capacité de cette dernière à agir avec efficacité. Tout est fait pour répondre à une demande politique plutôt qu’à des exigences sociales et économiques. 

Les assises nationales comme la CNRI (Commission nationale de réforme des institutions, NDLR) avaient fortement recommandé que les postes de direction et de responsabilités administratives ne soient pas occupés par les leaders politiques actifs.  Il n’en n’a pas toujours été ainsi. En ce qui concerne la gestion bureaucratique, Senghor agissait avec beaucoup de mesure et de décence. Abdou Diouf lui emboitait le pas, quoique dans une moindre mesure. Avec Wade, et surtout avec Macky, on a dépassé toutes les limites. Les remparts ont sauté, laissant l’Administration à la merci de tous les bureaucrates-politiciens, avec leurs réseaux de clients, courtisans et affairistes en tout genre. Je souhaite un retour à cette orthodoxie administrative qui passe nécessairement par l’interdiction formelle de toute nomination politique à certains postes de direction des ministères ou des agences qui doivent être pourvus sur la base du mérite et de la compétence. 

Comment expliquez-vous l’instabilité au niveau de certaines agences et services administratifs ?

C’est parce que de telles agences ne reposaient pas, lors de leur création, sur une rationalité guidée par des objectifs clairs de développement. Lorsqu’un service ou une agence est créée pour caser des militants ou du personnel politique de manière générale, sa survie ne peut être que précaire. Chaque ministre en use et abuse à sa guise, selon ses intérêts du moment. Elles deviennent alors très vite des gouffres à milliards qui ne produisent pas de résultats et finissent par peser lourd dans les équilibres budgétaires. Et finalement, lorsqu’elles deviennent impossibles à supporter, disparaissent. La crise économique née de la Covid-19 et les problèmes financiers importants auxquels l’État fait face vont sans doute conduire à la suppression de plusieurs agences. Le gouvernement n’a plus le choix. Il réduira ses dépenses et rationalisera son fonctionnement ou il s’effondrera. Car, avec la crise, les partenaires au développement rechignent à prêter ou à donner à ceux qui gèrent mal et auront de plus en plus du mal à rembourser leur dette. 

Êtes-vous satisfait par le mode de fonctionnement de cet organe de contrôle qu’est l’IGE ?

L’IGE est un organisme d’une grande importance. En tant qu’institution supérieure de contrôle de l’Etat, elle fournit au président de la République les moyens d’évaluer le fonctionnement des structures administratives sous son autorité et de mesurer la performance ou la contreperformance de ces structures ainsi que les facteurs qui les expliquent. Un tel outil entre les mains d’un président libre, équidistant, soucieux de la justice économique, de l’équité sociale et soucieux de la préservation des ressources publiques, aurait sans doute fait faire de grands bonds en matière de bonne gouvernance.

Mais hélas, le travail important qu’elle abat ne débouche presque jamais sur une action sérieuse. Les rapports de l’IGE sont destinés principalement au président de la République et nous savons que cette destination est une voie de garage. Ce qui est donc en cause, c’est moins l’IGE que le traitement qui est fait de ses rapports.

Concrètement, que faudrait-il faire pour que les rapports produits par les différents corps de contrôle puissent être suivis d’effet ?

La démarche la plus simple est de soustraire ces organes de la tutelle du président de la République. Car un président qui fait passer ses objectifs politiques devant la recherche de performance économique et du bien-être de l’ensemble de la population, ne s’en prendra jamais à ceux qui défendent ses intérêts politiques. Parce que, justement, c’est en leur garantissant l’impunité qu’il peut leur faire faire à peu près ce qu’il veut. Le président Macky Sall sait mieux que quiconque ce qu’il faut faire pour installer la bonne gouvernance. C’est qu’il n’en a pas le désir.

Souvent, l’affectation de terres à des projets agro-industriels soulève des vagues. Pensez-vous qu’on peut atteindre la souveraineté alimentaire et même le développement sans ce type d’agriculture ?

Dans des États en construction comme les nôtres, tout est une question d’équilibre. Ceux qui pensent qu’on peut avoir une agriculture de type familial, qui produit pendant trois mois de quoi vivre pendant 9 mois ad vitam aeternam ont tort. Ceux qui pensent que cette agriculture n’est pas performante et qu’elle devrait être remplacée par l’agri-business avec les exploitations à perte de vue, ont aussi tort. La solution se trouve entre les deux, car elles peuvent cohabiter. Il y a des pays qui ont réussi à forger des expériences heureuses sur des modèles contractuels entre les deux formes d’agriculture qui peuvent se renforcer mutuellement. La sécurité alimentaire, ou plus exactement la souveraineté alimentaire, passe par l’articulation des deux.

Mais pour y arriver, il faudrait respecter plus les paysans et reconnaitre leurs droits sur les terres. On a comme l’impression que l’agri-business peut facilement avoir un titre foncier sur des dizaines, voire des centaines d’hectares, alors qu’une exploitation familiale n’aurait pas le droit de posséder 2 hectares.  Une réforme foncière est nécessaire et le gouvernement le sait. Mais il n’a pas eu le courage d’assurer les recommandations contenues dans le rapport de la Commission nationale sur la réforme foncière qu’il a pourtant commandité. La gestion de la terre pose, il est vrai, beaucoup de problèmes au Sénégal. Mais le diagnostic est bien établi et les solutions sont à portée de main. Il suffit d’ouvrir le rapport de la commission et d’avoir le courage d’avancer.

En milieu urbain, il est difficile, pour le Sénégalais moyen, d’accéder à la propriété foncière. N’est-ce pas un échec de l’État ?

Oui, c’est l’un des secteurs où l’échec de l’État se donne le plus à voir. Sous Senghor, et même sous Abdou Diouf, il y avait une véritable politique de logement social avec la SN/HLM et la Sicap qui facilitaient un accès plus équitable des populations urbaines au logement. Aujourd’hui, ces politiques ont été démantelées. La SN/HLM, ou ce qui en reste, n’est que l’ombre d’elle-même, tandis que la Sicap n’est plus qu’une structure ‘’para-privée’’ qui gère des programmes hors de portée et souvent réservés à une élite connue d’avance.

Quelles solutions pour de véritables logements sociaux accessibles à la majorité ?

Le Programme des 100 mille logements est déjà une bonne avancée. J’espère que le ministre de l’Urbanisme, qui fait preuve d’un certain volontarisme, saura déjouer les pièges des affairistes et des spéculateurs pour aider le maximum de Sénégalais, y compris les non-salariés, à accéder au logement.  Dans les 15 prochaines années, le triangle Dakar, Thiès et Mbour, que j’appelle le ‘’Triangle urbain de l’Ouest (Turbo) sera une seule agglomération. Les populations devraient être déplacées progressivement et installées dans des quartiers aménagés qui répondent à tous les besoins urbains. L’État devrait donc s’assurer que les communes situées dans ce triangle n’accordent plus de terres agricoles d’une certaine étendue à des privés. La SN/HLM et la Sicap ou une structure qui pourrait naitre de leur fusion, ce que je recommande, pourraient, à travers des programmes cohérents, suivis et surveillés, s’assurer de maintenir les prix des terrains à des niveaux acceptables.

Brièvement, quelle note donneriez-vous aux ministres Diouf Sarr, Abdoulaye Daouda Diallo, Aly Ngouille Ndiaye et Mansour Faye par rapport au rôle qu’ils ont eu à jouer dans la lutte contre la Covid-19 ?

Je me garderais bien de distribuer des bons ou des mauvais points à ces ministres. Ils auraient été fautifs même que je ne leur donnerais même pas de note, à fortiori une mauvaise note. Le responsable, c’est leur patron. C’est lui qui s’est mis en face des Sénégalais pour dire. Et ensuite pour se dédire. Les autres n’ont écrit que sous sa dictée.

L’actualité est aussi dominée par l’affaire des gazelles oryx transférées vers la ferme du ministre de l’Environnement. Votre plateforme a sorti un communiqué largement relayé par la presse nationale et même internationale. Qu’allez-vous faire maintenant ?

Nous ferons ce qui doit être fait à un braconnier. D’abord, le dénoncer et ensuite le traduire en justice, y compris la justice internationale. Nous avons déjà informé les plus grandes institutions en charge de la conservation de la nature, notamment l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), le secrétariat de la Cites (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction) et d’autres organismes non gouvernementaux. Ce ministre et tous ceux qui, comme lui, ont bénéficié de ces gazelles ont terni l’image de notre pays. Dans un pays normal, il aurait démissionné ou aurait été démis de ses fonctions immédiatement.

Qu’est devenue votre alliance avec Ousmane Sonko, dans le cadre de la coalition Jotna ?

Note coalition Jotna se porte bien. Nous sommes en train de l’organiser et la structurer afin qu’elle soit plus apte à jouer son rôle et qu’elle remplisse sa part du contrat qu’elle veut nouer avec les Sénégalais. Nous travaillons à faire émerger et à renforcer les pôles de leadership qui doivent en constituer les piliers.

Êtes-vous de ceux qui pensent que la chance de Macky Sall est surtout de ne pas avoir une opposition à la hauteur ?

Quelle définition donnerait-on à une opposition à la hauteur ? Faut-il être tous les jours dans la rue et brûler des pneus pour mériter ce statut ? Faut-il injurier à longueur de colonnes de journaux ? Je ne le crois pas. L’opposition n’est pas un bloc monolithique. Chacun agit selon ses méthodes, sa stratégie ou son tempérament. Certains parlent et se font entendre, tandis que d’autres font autre chose. Je respecte chaque posture. Dans une République normée, pour qu’il y ait une bonne opposition, il faut un pouvoir responsable qui respecte les lois et un peuple qui comprend les enjeux et accepte de se battre pour son bien-être.

Pour ma part, avec la plateforme Avenir Senegaal Bi Nu Begg, je participe au débat public, critique des politiques ou actions gouvernementales lorsqu’elles vont dans le mauvais sens, félicite les bonnes actions et propose des mesures et des actions.  C’est aussi le cas de Mme Ndèye Fatou Diop Blondin qui, en plus d’être coordonnatrice adjointe de la plateforme Avenir, est très active dans l’espace public, dans le cadre d’Aar Li Nu Bokk qu’elle coordonne.  C’est ce qui correspond à notre tempérament et à l’orientation de notre mouvement qui est un espace de construction et de proposition d’alternatives. Nous portons une véritable alternative pour changer et refonder le Sénégal. Nous y travaillons en tant qu’acteurs politiques indépendants.

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