Vers une justice censitaire
Derrière le bras de fer entre la Chancellerie et le Sytjust se cachent des questions financières qui risquent de précipiter le système judiciaire dans un système de privatisation si jamais les accords en cours sont validés. Avec une hausse vertigineuse des coûts des actes liés à l’environnement des affaires et en matière de droits de famille, l’on comprend les raisons qui poussent le Président Sall à tergiverser pour signer les décrets que réclame le Sytjust depuis 2018.
Thémis est dans un coma prolongé qui risque de perdurer. Mais l’Etat, qui a paraphé un protocole d’accords avec les travailleurs de la justice en 2018, vient de se rendre compte que la balance des négociations n’était pas équilibrée. Aujourd’hui, les autorités essaient de jeter aux oubliettes ces «scandaleux» accords qui actent de fait une «marchandisation» du système public de la justice. En bons négociateurs, les plénipotentiaires du Sytjust ont réussi à faire signer à l’autorité de nouveaux coûts sur les actes liés à l’environnement des affaires. En ce qui concerne par exemple le dépôt du dossier de nantissement, il sera prélevé, si le décret en cours réclamé par le Sytjust est pris, 5% sur un investissement de 0 à 5 millions, 1,5% de +3 à 5 millions, 1% sur +5 à 500 millions et 0,5% sur +500 millions à 1 milliard et 0,25% au-delà de 1 milliard F Cfa. Ce décret encore dans le circuit administratif a été pris dans le cadre de l’attraction des investisseurs et avait justifié une compensation versée par l’Etat au Fonds commun des greffes. Alors que le décret 2011-509 avait plafonné le dépôt de nantissement à 50 millions F Cfa.
Par ailleurs, le coût de certains actes comme l’extrait K-Bis devrait passer de 600 F à 50 mille, le procès-verbal de dépôt d’acte au Rccm va être porté à 25 mille alors qu’il était de 1 200 F. Alors que celui du certificat d’inscription au Rccm allait être fixé à 10 mille au lieu de 1 200 F, le certificat de nationalité de l’entreprise porté aussi à 10 mille et non 1 200 F Cfa.
Dans la même veine, les coûts des actes en matière des droits de la famille vont exploser au grand désespoir des justiciables. A titre illustratif, les procès-verbaux de consentement à adoption (2 400 F à 20 mille), de rétraction de consentement à l’adoption (2 400 F à 20 mille), les jugements de divorce (600 F à 8 000 F), d’hérédité (2 400 F à 8 000 F), d’attribution paternelle (2 000 F à 8 000 F), les jugements rendus en appel en matière de divorce, de garde d’enfant, de pension alimentaire (600 F à 8 000) allaient connaître une hausse vertigineuse si le nouveau décret est signé par le Président Sall. Ce n’est pas tout : le procès d’homologation de partage, qui était de 5 000 F Cfa, sera relooké dans le nouveau décret. Il sera déterminé en pourcentage de la valeur des biens à partager (5% sur un montant de 0 à 5 millions,… 1,5% à partir de 25 millions). Ces coûts vont être supportés par les héritiers sur la masse successorale.
Aujourd’hui, on en est là avec un service public de la justice sur la voie de la privatisation. Ou plutôt un système d’extorsion de fonds au détriment des justiciables, de promoteurs commerciaux qui doivent alimenter le Fonds commun de greffes. Si cela aboutissait, les promoteurs des Pme/Pmi peuvent être douchés par une augmentation de frais décidés sur un coup de tête.
Justice censitaire ?
Sans le dire, l’Etat s’est rendu compte qu’il lui était impossible d’appliquer certaines clauses de ce protocole d’accords au risque de récolter une volée de bois vert. Comment faire passer auprès des justiciables ces nouveaux frais qu’ils doivent supporter ? Il n’y a aucun moyen légal qui justifierait de telles décisions impopulaires et qui condamnent l’Etat à ravaler une nouvelle fois ses engagements.
Après un mois de grève, le Sytjust, qui se pourlèche les babines, n’est pas près de lâcher du lest après avoir décrété hier 72h renouvelables. Il tient bon tant il a réussi à faire adopter ce protocole au gouvernement, pris souvent à ce jeu même avec les syndicats d’enseignants. Ces négociations entérinées en 2018 se sont retrouvées entre les mains de l’équipe actuelle de la Chancellerie, qui hérite d’un dossier brûlant et embrasant une partie du temple de Thémis.
Il faut savoir que le Fonds commun dans la justice est convoité par tout le personnel. Jusqu’ici, le Fonds commun ne bénéficie qu’aux travailleurs des greffes alors que l’Ums a récemment relancé son projet abrogé en 2012. Si les travailleurs des greffes en sont bénéficiaires, les magistrats voudraient aussi qu’ils soient étendus à tout le personnel judiciaire. Il y a quelques semaines, l’Union des magistrats sénégalais (Ums) avait soumis un projet identique à la Chancellerie avec le mécanisme de financement. Instauré en 1993, le Fonds commun des greffes était alimenté par les frais de délivrance des actes de justice comme l’établissement de casiers judiciaires, de jugement et d’arrêt. Il s’agissait d’un décret sur les frais et droits d’enregistrement des actes civils et commerciaux sans oublier que les frais de nantissement étaient limités à 50 millions de francs Cfa.
Après une longue bataille, le Sytjust avait obtenu en 2018 la signature de nouveaux décrets qui allouent au Fonds des greffes de nouvelles recettes comme les amendes, les consignations. Ces nouvelles niches devaient servir à alimenter celui des magistrats qui a été créé en 2011, avant qu’il ne soit abrogé par le Président Sall dès son élection en 2012. Ce fonds est un poison distillé dans le corps judiciaire dont les différents acteurs veulent coûte que coûte son instauration. Après l’échec de 2012, l’Ums est revenue à la charge au mois de mars, en élaborant un projet de loi qu’elle veut proposer à la signature du chef de l’Etat et qui vise à instituer un «Fonds d’équipement et de motivation de la justice judiciaire», qui devrait être alimenté par les amendes prononcées par les Tribunaux et servirait à leur fournir des ressources additionnelles, en plus de leur salaire et indemnité de judicature.
Ce protocole bien caché évoque la gestion des carrières des travailleurs de la justice dont le traitement va connaître une substantielle revalorisation. Ça c’est une autre histoire…
SOURCEPAR BOCAR. SAKHO