En suspendant la délivrance des licences pour l’exercice de la profession de taximan, l’Etat renonce à des niches budgétaires importantes, favorise la corruption sur la route et proroge la vie de milliers de ‘’cercueils ambulants’’
Eprouvant ! Sur l’autoroute de l’Avenir, juste à la sortie du poste de péage, dans la zone de stationnement, plus d’une dizaine de véhicules sont parqués. Sagement assis à leurs places, les occupants attendent désespérément le retour des conducteurs. Parmi ces derniers, certains font le pied de grue devant l’élément de la gendarmerie. D’autres attendent tranquillement, à côté de leurs voitures, toutes marques confondues. Après une brève absence, notre chauffeur revient et supplie ses clients. ‘’S’il vous plait, si le gendarme vous interroge, dites-lui que je vous transporte gratuitement. Le reste, je vais m’en occuper’’, demande-t-il avec beaucoup de gentillesse.
L’horloge affiche presque 8 h. Certains passagers, l’air anxieux et pressé, commencent à protester à l’intérieur du véhicule. Depuis, plus de 30 minutes se sont écoulées. Aucun gendarme ne s’est pointé. C’est plutôt les conducteurs qui vont le rejoindre dans son office pour discuter, loin des yeux des curieux. Chemise blanche, jean bleu, le chauffeur Alioune Mané est resté à l’écart. Interrogé sur les raisons de son arrestation, il explique, un brin dépité : ‘’Il dit que c’est pour transport irrégulier. Or, moi, je n’ai même pas de personne à bord. Je viens de Mbour et me rendais au service des mines pour la mutation de la voiture. On m’arrête pour transport irrégulier sans aucune preuve.’’ Est-ce que vous faites effectivement du transport ou non ?, relance-t-on au chauffeur amer. D’abord, il commence par nier ; avant d’admettre l’évidence, sur notre instance : ‘’Oui, de temps en temps, je fais du transport. Je suis obligé de travailler pour nourrir ma famille. Mais là, je n’ai pas de client à bord. Vous pouvez aller regarder ma voiture.’’
Autour de lui, sont debout quelques individus refusant catégoriquement de se prononcer sur leur mésaventure. Alors, on décide de s’approcher du poste dans l’optique d’avoir la version de la gendarmerie sur les raisons de telles arrestations. Sur place, près de 10 chauffeurs font face à un l’agent pour marchander leur ‘’libération’’. Très volubile, ce dernier leur explique : ‘’Vous pensez que vous êtes plus intelligents que moi. Quand je vous regarde, dès que vous réagissez, je peux dire avec certitude si vous exercez du transport irrégulier ou non.’’ Pêle-mêle, il donne des leçons aux différents contrevenants. Des leçons de droit et des leçons de vie. A l’un d’eux, il déclare, avec plein d’humour : ‘’Vous voulez me faire croire que vous êtes un agent de santé ? Vous ne faites qu’aggraver votre cas. Vous devriez plutôt faire profil bas. En tant qu’agent de santé, votre vocation n’est pas de transporter des individus moyennant de l’argent.’’
Moment choisi pour lui poser la question suivante : que prévoit la loi, en cas de transport irrégulier ? D’un trait, il rétorque tout de go : ‘’Mis aux arrêts. Rebeuss. Plus une amende. Voilà ce que prévoit le texte.’’ Puis, il continue son long exposé devant des chauffeurs qui n’ont d’autre choix que d’acquiescer. Finalement, il entre dans le bureau où il va recevoir les contrevenants les uns après les autres. Furax, l’un d’eux confie à sa sortie : ‘’J’ai dû payer 6 000 F CFA. Ma journée est foutue. Personne ne peut travailler dans ce pays.’’
L’Etat, seul perdant
Communément appelés ‘’clandos’’ (dérivé de clandestin et utilisé pour désigner les véhicules particuliers exerçant le transport public de passagers sans autorisation, NDLR), ces véhicules vivent le même calvaire sur toutes les routes du Sénégal. Pourtant, ils n’ont pas du tout choisi d’être dans l’irrégularité. Du moins, nombre d’entre eux, dont l’infortuné M. Mané. ‘’Que l’on ne nous parle surtout pas d’irrégularité. Nous, nous voulons tout faire dans les règles de l’art. Mais c’est l’Etat qui refuse de délivrer des licences. Qu’est-ce qu’ils veulent ? Qu’on aille voler pour nourrir nos familles ? Je suis marié et père de 3 enfants. J’ai choisi de travailler. Ils n’ont qu’à nous mettre dans les conditions !’’, fulmine le jeune chauffeur qui vient d’acheter sa voiture à 4 205 000 F CFA, après avoir travaillé pendant des années au service de tierces personnes.
Ainsi, s’il existe des secteurs où les gens se cachent dans l’informel pour échapper à leurs devoirs vis-à-vis du fisc et de l’Etat, dans le transport, c’est plutôt la puissance publique qui refuserait de régulariser les supposés ‘’informels’’. Lesquels seraient prêts à tout pour être dans la légalité, en vue d’exercer librement leur profession et d’échapper à certaines formes de requête.
Chauffeur sur l’axe Rufisque – Dakar, Pape Birame ne cache pas non plus son amertume. L’homme a le sentiment que les autorités les laissent à leur sort. ‘’Ce que nous perdons avec cette situation, nous ne l’aurions pas perdu, si nous étions reconnus. Nous payons plus que ce que ceux-là que l’on considère comme étant aux normes. Et le pire, cela va directement dans les poches de certains individus. L’Etat n’en voit absolument rien’’, fulmine-t-il. Avant d’ajouter : ‘’La situation que nous vivons est très difficile. Nous sommes vraiment très fatigués. Non seulement, il y a les embouteillages, mais aussi, il y a les tracasseries. De plus, cela ne repose sur rien du tout. Ils vous voient comme ça et ils vous accusent automatiquement, sans aucune preuve, de faire du transport irrégulier. Parfois, on te retient là-bas pendant 40 minutes ou même 1 heure. Après, on vous laisse partir, moyennant 5 000 ou 2 000 F au minimum.’’
Très en colère, le bonhomme ne veut même pas entendre parler de ‘’clando’’. Selon lui, ceci est un terme péjoratif qui ne sied pas à leur réalité. ‘’Nous faisons du taxi collectif. C’est l’Etat qui refuse de prendre ses responsabilités, parce que simplement, il a peur du lobby des transporteurs. Quand même, l’Etat ne peut pas se courber comme ça devant des groupuscules de personnes. Et il a intérêt à régulariser les gens. Il a suffisamment perdu de l’argent’’.
Les ‘’clandos’’ dénoncent un lobbying des transporteurs
De l’avis de Pape Birame, cette forme de covoiturage devrait même être encouragée, car sans cela les coûts du transport seraient intenables pour le Sénégalais moyen. ‘’C’est une forme de solidarité entre le propriétaire du véhicule et les usagers. Certains ont leur véhicule, mais ne peuvent assurer le carburant tous les jours. Ils prennent 4 autres personnes pour se cotiser. Où est le problème ? L’Etat n’a qu’à régulariser la pratique’’, insiste-t-il.
Ainsi, le problème reste entier dans les grandes villes comme dans l’interurbain. Nonobstant l’interdiction, les ‘’clandos’’ continuent de circuler au vu et au su de tout le monde. Et l’Etat semble être le seul perdant, si l’on en croit notre interlocuteur. ‘’Tous les jours, chaque chauffeur est obligé de donner au minimum 1 000 F. Devant certains agents, il faut payer 5 000 F sans aucun reçu. Combien de ‘clandos’ roulent dans Dakar ? Combien il y en a dans les régions ? Il y a une niche importante pour l’Etat, mais il a peur des grands transporteurs qui lui font croire qu’assez de licences ont été délivrées’’.
En outre, suggère-t-il de revoir le système de paiement archaïque des contraventions. ‘’Moi, je pense qu’on peut mettre en place un système de paiement électronique. Cela permettrait de payer à l’endroit où on est attesté et de récupérer tout de suite nos pièces. Cela permettrait aussi de lutter contre la corruption, car beaucoup évitent d’être attestés. C’est des pertes de temps énormes pour récupérer lesdites pièces’’.
Aux transporteurs, l’Etat promet de mettre en fourrière les ‘’clandos’’
Pendant que les transporteurs irréguliers s’apitoient sur leur sort, les barons du secteur, eux, semblent applaudir. Joint par téléphone, Makhane Gomis de la CNTS s’exprime : ‘’La loi impose des conditions bien précises pour exercer le transport public de passagers. Le transport irrégulier a toujours été interdit, mais toléré dans les grandes agglomérations, pour renforcer le parc. Cela date du temps de Diouf et c’était limité à l’intérieur des communes. A partir des années 2000, le phénomène a commencé à prendre de l’ampleur, jusqu’à son explosion vers 2012. Maintenant, non seulement ils font entre départements, mais aussi entre régions.’’
En fait, pour exercer le métier, soutient M. Gomis, il faut non seulement être de nationalité sénégalaise, avoir un agrément délivré par le ministère en charge du Transport, il faut également que le véhicule soit affecté au transport public de personnes, sur la base d’une licence qui peut être urbaine ou interurbaine.
D’après le syndicaliste, dans la nouvelle loi d’orientation du secteur, l’Etat a pris des dispositions pour lutter contre le phénomène. Il informe : ‘’Pas plus tard qu’hier (avant-hier), nous avons été à Diamniadio pour discuter avec le ministre du projet de loi d’orientation et du décret d’application. Le premier point a porté sur la protection sociale du chauffeur. Ensuite, il y a la mise en fourrière de tout véhicule qui s’adonne au transport irrégulier. Désormais, la loi autorise les autorités à mettre en fourrière tout véhicule particulier effectuant le transport public de personnes sur l’étendue du territoire. Cela peut même aller jusqu’à la radiation du véhicule.’’
Une nouvelle qui risque d’en remettre une couche à la colère déjà grandissante des ‘’clandos’’. Mais pour Mbakhane Gomis, c’est nécessaire. A la question de savoir en quoi la présence de ces derniers les gênerait-il, il rétorque : ‘’D’abord, parce que c’est illégal. Ensuite, la personne qu’on transporte n’est même pas en sécurité, car le véhicule n’est pas habilité ; l’assurance ne le prend pas en charge, en cas de problème… Le véhicule particulier a une vocation bien particulière. Pas de faire entrer un client et de lui fixer un tarif.’’
Ainsi, il salue les nouvelles mesures et demande que le contrôle soit corsé. ‘’Il faut, souligne-t-il, une implication des acteurs. L’Etat pourrait collaborer avec nos régulateurs, par exemple. Comme on le fait avec l’abordage, c’est-à-dire la prise de clients sur un lieu non autorisé’’.
Une entrave à la liberté d’entreprendre
Sur l’axe Dakar – Rufisque, les particuliers qui s’adonnent à l’activité de transport font ainsi face à un rude contrôle, à trois niveaux principalement : sortie péage, rond-point EMG, rond-point Cité des Eaux. Malgré la forte demande en taxis, malgré les pénuries de véhicules à certaines heures pour rallier la capitale, l’Etat est accusé, par les candidats au métier de taximan, de s’assoir sur la délivrance des licences. Ce qui aurait pu lui permettre d’amasser des ressources non négligeables.
Pour certains spécialistes du droit, ceci n’est ni plus ni moins qu’une entrave à la liberté d’entreprendre. Maitre Mouhamadou Bassirou Baldé : ‘’Pour moi, c’est une violation de l’article 8 de la Constitution. Pour exploiter régulièrement, ces gens ont besoin de licences. Et l’absence de délivrance de ces documents les met dans une situation d’illégalité. Or, c’est la Constitution qui garantit la liberté d’entreprendre. Les services de l’Etat ont l’obligation de leur délivrer le titre dès que le demandeur remplit les conditions exigées.’’
En tout cas, sur le marché, la demande semble bien supérieure à l’offre, même si l’Etat estime le contraire pour justifier la non-délivrance. D’ailleurs, pour en avoir de plus amples informations, ‘’EnQuête’’ a sollicité, pendant 48 heures, les services d’Oumar Youm. Lesquels ont ignoré royalement cette sollicitation. Si ce n’est les allégations de réunion, c’est le téléphone qui sonne dans le vent.
Pour sa part, Maitre Massokhna Kane, tout en précisant ne pas maitriser les tenants et aboutissants du dossier, précise : ‘’C’est très grave, à mon avis, s’ils ont fait une demande et que l’autorité compétente a refusé de leur délivrer de licences. Et ça pose un problème au niveau de l’Etat. Je pense qu’il faut que les gens nous disent les raisons pour lesquelles les licences ne sont plus délivrées. C’est la moindre des choses.’’
Cela dit, le président de SOS Consommateurs suggère aux chauffeurs de se regrouper pour réclamer leur droit. ‘’S’ils sont 50, 100, peu importe, ils vont devenir des interlocuteurs valables et on va forcément les écouter. Je pense qu’ils pourraient rédiger une lettre et saisir officiellement l’autorité. Si elle ne répond pas au bout d’une certaine période, ce serait une décision implicite de rejet et serait susceptible d’être traduite en justice’’, requiert l’avocat.
Si l’on en croit Pape Birame, lui et ses camarades y pensent constamment. ‘’Nous allons mettre en place une association des conducteurs de taxis collectifs, qui va regrouper tous les acteurs établis entre Rufisque et Dakar, car nous n’en pouvons plus. Nous voulons juste être régularisés et qu’il y ait une formalisation du secteur’’, plaide-t-il.