Face au débat sur le foncier au Sénégal, Sud Quotidien propose à ses lecteurs un dossier réalisé par un journaliste chevronné, Pape Samba Kane (PSK, comme on le surnomme) sur les violations du Domaine public maritime dans la presqu’ile du Cap-Vert. Une enquête qu’il avait réalisée du 16 août au 9 septembre 2008, dans le cadre de la rédaction d’un ouvrage collectif pour le compte de l’ONG «Aide Transparence». Dans ce premier jet, le journaliste-écrivain passe en revue le domaine public maritime, du Cap-Manuel à la zone de MBao et de Yoff Waarar à toute la Corniche. PSK arrive à la conclusion selon laquelle, le DMP «ne peut être occupé qu’à titre précaire et révocable».
I. UNE TRÈS VIEILLE HISTOIRE QUI RISQUE DE FINIR MAL
Cette enquête s’est déroulée du 16 août au 9 septembre 2008 et portait sur les violations du Domaine public maritime (DPM) dans la presqu’ile du Cap-Vert (précisément, du Cap-Manuel à la zone de MBao et de Yoff Waarar à toute la Corniche), dans le cadre de la rédaction d’un ouvrage collectif pour le compte de l’ONG « Aide Transparence ». Cette partie du travail, un dossier dans notre jargon de journaliste, que nous avions personnellement réalisé dans ce cadre, prend aujourd’hui un relief particulier avec cette actualité chaude autour de ce que nous avions alors appelé – on était en plein dans les préparatifs du sommet de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI), en 2008 : « Le bradage du littoral dakarois » – ou Domaine public maritime (DPM) pour parler comme la loi.
Les parties du littoral concernées par la notion de Domaine public maritime, qui fait partie du Domaine public naturel de l’État sont, contrairement aux affirmations souvent entendues lors de nos investigations, bien décrites par la loi : « …les rivages de la mer couverts et découverts lors des plus faibles marées, ainsi qu’une zone de 100 mètres de large à partir de la limite atteinte par les plus faibles marées. » (Article 2 de la loi n° 76 – 66 du 2 juillet 1976 portant Code du Domaine de l’État, dont une exégèse éclairante a été faite dans les colonnes de ce journal par Abdoulaye Dièye, enseignant chercheur à la faculté de Droit de l’UCAD)
À se promener sur le littoral, tout le monde se rendait compte de l’occupation massive du DPM tout le long des côtes dans toute la presqu’ile du Cap-Vert. Ce phénomène s’était accéléré de façon remarquable depuis quelques années avant ce travail, et était lié, aux yeux de tous les observateurs, à l’émergence, depuis 2000, de nouvelles élites politiques et économiques particulièrement gourmandes en terres, encouragées dans leur boulimie foncière par un État encore plus tatillon que jamais et dont les plus hauts responsables s’étaient eux-mêmes lancés dans une spéculation foncière sans réserve, y compris sur le DPM.
Cette ambiance de ruée vers l’or n’était évidemment pas propice au respect des lois et règlements, et quasiment toutes les occupations de terrains sur le domaine public maritime étaient sujettes à caution, notamment celles faites dans le sillage des travaux de l’Agence nationale de l’Organisation de la Conférence islamique (ANOCI) dirigée alors par Karim Wade. Apparemment, des porteurs de projets ayant eu du mal en temps normal à trouver les autorisations nécessaires, se sont engouffrées dans la brèche des urgences ouvertes par les responsables de l’agence, pour obtenir les sésames nécessaires. Ou, quand ils ne les avaient pas obtenues, s’en passer carrément dans une ambiance d’impunité ou d’excessive bienveillance favorisée par lesdites urgences de l’Anoci.
Les porteurs de ces projets n’avaient certainement pas les mêmes priorités que l’Agence nationale, car aucun des projets hôteliers et autres qui nous avaient été présentés comme étant partie intégrante des travaux préparatoires du sommet n’était achevé au moment où ces lignes étaient écrites. Et ne le sera pas avant le sommet en question. Certains de ces bâtiments, aujourd’hui encore, douze ans après – nous avons refait le même circuit cette semaine, du môle 1, au Virage vers l’aéroport LLS – voir encadré -, sont restés inachevés, véritables fantômes de béton gris qui hantent le littoral dakarois, d’est en ouest ; beaucoup étant devenus des repaires de marginaux et autres malfrats ; d’autres ont été finis – longtemps après la chute des Wade, avec la bienveillance des nouvelles autorités – soit tels qu’ils avaient été présentés, soit après avoir changé d’objet.
Un véritable gâchis, comme jamais l’occupation anarchique du DPM ne l’avait permis. Et pourtant, comme on le verra, tous les régimes qui ont eu à gérer ce pays ont enfreint la législation en ce qui concerne l’occupation des terres du littoral.
Nous avons tenté de savoir, à propos de cela et d’autres questionnements encore. Notamment, comment et pourquoi des terrains non aedificandi ont-ils pu se transformer en Titres fonciers, parfois avec une rapidité déconcertante sur toute la corniche ouest ; et comment aussi, beaucoup plus loin, sur la bretelle menant vers l’ancien Club Med, des restaurants, alors baraquements informels, dotés de titres d’occupations provisoires ou pas du tout, sont devenus des lieux huppés, repris par de riches opérateurs à leurs propriétaires d’origine, des squatters heureux de céder à prix d’or des fonds de commerce sans grande valeur, sinon leur situation “les pieds dans l’eau”, comme on dit. Et ce n’est pas tout – oh, que non ! -, on va le voir…
La période hivernale, particulièrement pluvieuse l’année au cours de laquelle s’est déroulée cette enquête, met immédiatement à l’esprit de quiconque se penche de prés sur l’occupation anarchique du Domaine public maritime (DPM), les questions liées à la sécurité des bâtiments et autres lieux d’- habitations construits sur la façade marine, trop près de la mer, ainsi que celle des personnes les occupant. Il faut compter parmi ces bâtiments les infrastructures routières et les ouvrages fonctionnels, ainsi que les hôtels et cliniques, construits ou encore en construction dans le cadre de la tenue dans notre pays du sommet de l’Organisation de la Conférence islamique en avril 2008. Ces ouvrages, ainsi que leurs usagers sont bien évidemment, eux aussi, concernés par les questions de sécurité évoquées tantôt. « Ces périls qui frappent a nos portes » sont vieux comme Dakar, et le supplément numéro 19 du 27 janvier1999 de Sud quotidien auquel nous avons emprunté son titre ici mettait déjà l’accent sur les risques induits par l’avancée de la mer, les séismes, les glissements de terrain et le réchauffement climatique sur le littoral dakarois et soulignent, avec Mme Isabelle Niang Diop, Maitre de conférence en Géologie côtière, que l’urbanisation inconsidérée de cet espace est un facteur aggravant pour ces risques. Il y avait donc alors vingt ans, les risques liés à ces occupations étaient déjà alarmants ; aujourd’hui, au vu des révélations parues dans la presse depuis le 2 juin 2020 (reportage de Sud Quotidien), suivies de cette sorte de déballage tous azimuts où l’on sent que la ruée sur les terres du littoral ne s’est jamais arrêtée, revenir sur cette question, dans son fond, dans un dossier ample, sans passion, et autant que possible précis, apportera un éclairage, pensons-nous, beaucoup plus utile que les querelles, accusations et contre-accusations notées ces dernières semaines dans les médias ; où l’on ne sait plus qui, de l’État, des mairies, et des bénéficiaires, est responsable de quoi, où, comment, pourquoi et depuis quand. En novembre 2006, lors d’une conférence à Nairobi sur le réchauffement climatique, consacrée aux risques pour l’Afrique, le Programme des Nations unies pour l’Environnement (Pnue) lançait un cri d’alarme, prévenant que dans moins de70 ans les inondations pourraient causer la destruction de 30% des infrastructures côtières en Afrique et provoquer des déplacements massifs de populations 1.
Mme Annie Jouga, architecte, interrogée par nos soins près de dix ans après Mme Niang Diop (voir page 1), soutient également que les arguments selon lesquels ces constructions sur les falaises constituent des facteurs de stabilisation de la roche et contribueraient à stopper ou ralentir l’érosion des côtes ne sont pas recevables. Elle les voit plutôt comme des facteurs aggravants et invite les autorités au réalisme en faisant recours aux techniques éprouvées en matière de protection côtière.
Selon elle, les vibrations subies par les côtes du fait de la multiplication de gros chantiers qui vont chercher des emprises à des profondeurs incertaines fragilisent la roche. Les deux nouvelles voies de la Corniche où la circulation se fait à grande vitesse ne sont pas non plus, de son point de vue, pour stabiliser les côtes. En tout état de cause, elle en appelle au respect des lois organisant l’occupation du domaine public. Mme Jouga en appelle aussi à l’éthique dans la distribution et l’occupation de ces espaces dont la jouissance revient de droit aux Sénégalais de toute condition. Rappelant qu’elle est elle-même originaire du Plateau, où elle a grandi, elle regrette qu’aujourd’hui ses enfants ne puissent, comme elle à leur âge, se baigner dans toutes ces plages de la côte est de Dakar qui sont ou privatisées, de fait comme de jure, ou polluées. Le phénomène n’est pas nouveau, admet-elle, mais il aurait de nos jours atteint des niveaux insupportables. « Aujourd’hui, il faut faire des dizaines de kilomètres pour trouver une plage fréquentable », conclut-elle, sous ce chapitre. (Rappelons que ce dossier, inédit dans les médias date de 12 ans, et que depuis, rien n’a été fait pour arrêter cette occupation anarchique, illégale ; au contraire ! Comme le démontrent les débats et controverses actuels, la fête continue de plus belle).
L’occupation massive et illégale du littoral dans la presqu’ile du Cap-Vert n’est pas une affaire nouvelle, mais elle a pris un tour précipité ces dernières années avec l’avènement de nouvelles élites politiques et économiques, les deux catégories se recoupant à travers les mêmes personnes. La Corniche de Dakar, qui borde la ville d’est en ouest est le lieu privilégié de cette mainmise peu soucieuse de légalité, malgré tout un arsenal de codes et de lois, de plans d’aménagement et de directives, superbement ignorés par ceux qui sont chargés de les faire respecter : les mêmes coteries, bien évidemment, qui occupent ces espaces destinées à une jouissance collective démocratique, respectueuse des normes environnementales et des consignes de sécurité. La décision prise par les autorités de l’État, à travers l’Agence nationale de l’Organisation de la Conférence islamique, d’embellir la corniche de Dakar et de construire de nouvelles infrastructures hôtelières d’est en ouest de cette façade maritime de la capitale du Sénégal, a transformé cette précipitation, faite d’initiatives individuelles quelque peu mondaines, en une véritable industrie d’accaparement de cet espace public à des fins privées qui, même avec l’imprimatur officiel, ne se soucient pas plus de légalité que les mainmises individuelles sur le Domaine public maritime. Au contraire !
LE DOMAINE PUBLIC MARITIME NE PEUT ÊTRE OCCUPE QU’A TITRE PRÉCAIRE ET RÉVOCABLE
Le Domaine public maritime peut faire l’objet d’actes administratifs autorisant son occupation sous diverses formes (concession, bail, etc.), mais « à titre précaire et révocable », dit expressément l’article 13 du Code du Domaine de l’État d’où toute construction sur cet espace est soumise a des conditions de durée (avec les baux, par exemple) et obligations architecturales qui en garantissent la précarité, comme la construction sans emprises sur les sols. Or, avant les chantiers de l’ANOCI, mais surtout pendant ceux-ci, on a vu s’ériger le long de la corniche, en contrebas des falaises, sur les plages, taquinant l’eau, de solides bâtiments d’habitation ou destinés à un usage public comme des hôtels ou des cliniques, et même des écoles privées qui ont l’air de tout sauf de cabines démontables.
Et aujourd’hui, en 2020, dans les faits relatés par les médias, on parle même de titres fonciers sur la DPM, d’autorisations de construire délivrées par des maires, et d’autres actes hérétiques au regard des dispositions invoquées, ici. Sauf si la loi a été changée, et ce ne sera qu’en catimini (cela s’est vu au Sénégal), on est en pleine anarchie juridique ! Sauf, bien sûr, et nous l’avons vérifié, que la loi n’a pas changé (voir encadré). Imposants et massifs, indifféremment construits en contrebas de la falaise ou au-dessus d’elle, ces constructions ont pour première particularité de jeter à la figure du passant l’opulence de leurs propriétaires pour les résidences individuelles, des promoteurs et de leur clientèle pour les complexes résidentiels, les hôtels, cliniques, parcs d’attractions et clubs privés –certains parmi ces derniers datant de l’époque coloniale, ou en étant des survivances entretenues par l’ancien régime des socialistes, et ayant encore, apparemment, de beaux jours devant eux. Seconde particularité de ces constructions, elles densifient, avec la nouvelle infrastructure routière et ses ouvrages lourds, le mur de béton entre l’océan et la ville, privant ainsi Dakar, une presqu’ile étroite, des vents marins qui l’empêchaient d’étouffer de chaleur.
RANDONNÉE SUR UNE CORNICHE QUI ÉTOUFFE D’EST EN OUEST
Une petite randonnée, étape après étape, de l’axe quittant le môle 1 du Port de Dakar pour s’engager dans la corniche-est, jusqu’au quartier de Yoff, juste après le lieu dit Le Virage, sera instructive, à la fois sur les violations flagrantes des lois sur le DPM -depuis l’indépendance et audelà -, sur l’accaparement privé, souvent à des fins d’enrichissement personnel, des ces terrains très prisés par les classes dirigeantes successives et leurs oligarchies économiques. Et surtout sur l’absence de retenue qui caractérise aujourd’hui, avec l’avènement du pouvoir libéral, la ruée sur les réserves foncières de l’État, notamment ceux du Domaine public maritime, par les mêmes classes dirigeantes, à travers les mêmes procédés, aux mêmes fins, ou pire : de fortes présomptions d’opérations financières frauduleuses, notamment de blanchiment d’argent, pèsent sur les constructions immobilières luxueuses et foisonnantes qui poussent comme des champignons dans Dakar, en contradiction flagrante avec l’état de pauvreté avancé du pays et de la grande majorité de ses habitants. Notre randonnée renseignera aussi sur le peu de cas fait du bienêtre des populations riveraines, et donc, forcément des questions environnementales qui conditionnent tout développement durable.
On n’aura pas parcouru cinq cent mètre que la vue sur l’ile de Gorée est perdue, bouchée par Le Lagon I et II, avec ses entrées surélevées. Les hôtels, eux, sont construits en contrebas de la falaise, avec restaurant sur un ponton s’enfonçant dans la mer. Un mur de clôture allant au-delà des surfaces occupées par les bâtiments protège et interdit au promeneur l’accès de la plage jouxtant ces établissements qui datent du début des années soixante. Aucune loi, aucun bail, aucune concession n’en donnent l’autorisation à personne. Le fait accompli fait ici office de loi.
Avant la construction du mur, la plage était timidement fréquentée par le public. Après, même ceux qui, connaissant la réglementation, insistèrent un temps en passant par la berge, finirent par se lasser des brimades et autres remarques des vigiles, sinon des obstacles physiques érigés par les exploitants. Aujourd’hui, dans l’entendement populaire, cette plage est – et s’appelle – : « la plage du Lagon II ». Un peu plus loin, le fantôme qu’est devenu le restaurant Le Niani, ravagé par un incendie alors que des bruits couraient sur sa convoitise par une autorité au plus haut sommet de l’État, interpelle. Cet établissement a aussi été autorisé par l’ancien régime socialiste et date des années 70. Imposant et construit avec emprise sur le sol, ce restaurant va disparaître pour laisser la place, selon toute vraisemblance, a une structure paramédicale de luxe, une clinique de thalassothérapie, massage, kinésithérapie, et dont les promoteurs, des Libanais, seraient proches de la famille présidentielle. La structure sera située juste derrière les murs du palais de la République, une zone depuis peu sous une étrange, toute nouvelle, et stricte surveillance policière. Plus bas, peu avant la plage de l’anse Bernard (Terrou Baye Sogui, de son nom traditionnel), les clubs quasi coloniaux, exclusivement réservés à une clientèle française (L’Union amicale corse, le Club de Bridge, Fédération sénégalaise (sic) de Chasse et de tir, Les Caïmans, club multisports : rugby, pétanque, tennis, etc.). Ils seront sûrement laissés par le régime libéral à leurs usagers privilégiés qui, eux aussi, ont privatisé leur part de plage. Ce qui ne va pas être le cas pour les pêcheurs et promeneurs de Terrou Baye Sogui, plage de débarquement pour la pêche artisanale, de baignade et de villégiature pour nombre de Dakarois menacée depuis toujours par des promoteurs immobiliers et qui devrait céder sous la pression des nouvelles autorités apparemment moins scrupuleuses que leurs prédécesseurs socialistes, même si ces derniers n’étaient pas mal non plus, comme on va le voir.
Sur les rochers, peu avant la plage de sable, trône une villa léchée par les vagues. Elle appartenait à l’origine à la Société nationale des eaux du Sénégal (Sones). Ancien Secrétaire général de la Sones, puis ministre dans le gouvernement socialiste, parti dont il était un des membres dirigeants, son occupant actuel en est devenu, depuis, le propriétaire ; la villa lui ayant été cédée dans des conditions que l’on ignore par la société nationale. Les nouvelles autorités ont tenté de la lui reprendre en vain jusqu’ici, cependant des sources fiables indiquent que ce feuilleton où n’ont pas manqué marchandages et chantages politiques touche à sa fin …
A SUIVRE DANS NOTRE EDITION DE DEMAIN
II. LES CONSTRUCTIONS SUR LE DPM CONSTITUENT DES AGRESSIONS CULTURELLES