Le différend qui oppose le président-fondateur du Groupe Sedima, Babacar Ngom, aux habitants de Ndingler, remet sur la table l’opposition récurrente des populations à l’octroi de leurs terres, héritées de leurs ancêtres, à des promoteurs privés agro-businessmen. Elles ont tendance à réclamer ce qui leur revient de droit. Cependant, aux yeux de la loi, il n’en n’est pas le cas. La loi sur le Domaine national de 1964 donne à l’Etat la possibilité de disposer et d’octroyer les terres en fonction de la possibilité de l’acquéreur d’en faire un usage rentable. Ce qui donne ainsi plus de possibilité aux «nantis» qu’aux petits paysans et autres éleveurs. En dépit de cette situation, tous les textes de réforme foncière jusque-là initiés pour réorganiser l’attribution, n’aboutissent pas.
L’affaire fait les choux gras de la presse, ces derniers temps. Elle oppose le propriétaire de la Sedima aux populations de Ndingler. Les reportages faits à Ndingler montrent un périmètre creusé et sur le point d’être aménagé. Les populations n’ont plus accès à leurs champs. Les pâturages leur sont interdits. Même s’il date de plusieurs années, le différend a pris une autre tournure ces derniers temps, avec l’envoi d’éléments de sécurité sur les lieux par le promoteur industriel.
La directrice générale du Groupe Sedima, Anta Babacar Ngom, à travers un post sur Facebook, repris par Pressafrik, soutient que c’est «224 des 300 hectares obtenus par l’entreprise de son père qui ont acquis le statut de titre foncier suivant un décret présidentiel signé en 2019 par le président Macky Sall, au nom de la Sedima». Le site d’information en déduit donc que «les 76 hectares qui constituent la source du contentieux n’ont jamais fait l’objet de délibération».
Pis, ajoute-t-il, les dires de la directrice générale ne sont pas cohérents. En effet, précise-t-il, après vérification, «Sedima a bien acquis 224 hectares de terres dans la commune de Sindia. Mais cette dernière a ensuite délibéré 76 autres hectares, qui se trouvaient dans la superficie de la Commune de Ndiaganiao, en faveur du milliardaire Babacar Ngom. En de plus simples termes, la Commune de Sindia a fait une délibération sur 300 hectares alors qu’elle n’en avait que 224 à disposition».
MBANE, FANAYE… DES LEÇONS NON SUES
Le décret auquel fait référence Anta Babacar Ngom n’est pas le bon. C’est par le décret 2015- 548 du 23 avril 2015, publié au Journal Officiel numéro 6858 du 27 juin 2015 que le chef de l’Etat a attribué les terres au propriétaire de la Sedima. Pendant qu’on épilogue sur l’illégalité ou pas de cet octroi, les populations de Ndingler, elles, réclament «leurs terres» pour vivre. Cette situation ne leur est pas propre cependant. Mbane, Fanaye et le site de l’actuelle cimenterie du Sahel en sont des exemples parmi tant d’autres. Les populations sont assez souvent dépossédées de leurs terres, sur lesquelles elles pratiquent l’agriculture familiale de générations en générations pour survivre mais qui, selon la loi, ne leur appartiennent pas.
LE DOMAINE NATIONAL, UNE LOI PRIVATIVE
L’essentiel des terres du Sénégal sont du domaine national ; elles n’appartiennent donc pas aux personnes qui les exploitent. Cette loi 04-46 du 17 juin 1964 a supprimé les droits coutumiers. Dans son article 2, il est indiqué que l’Etat détient les terres du domaine national en vue d’assurer leur utilisation et leur mise en valeur rationnelles, conformément aux plans de développement et aux programmes d’aménagement. Au titre de l’article 15 de cette même loi sur le domaine national, les personnes occupant, exploitant personnellement des terres du domaine national, peuvent occuper des terres et les exploiter.
Cependant, la désaffectation de ces terres peut être prononcée par les organes compétents de la communauté rurale (aujourd’hui toutes devenues des communes (rurale), avec l’Acte III de la décentralisation), soit pour insuffisance de mise en valeur, soit si l’intéressé cesse d’exploiter personnellement pour des motifs d’intérêt général. Sur la base de cet article, la force d’un paysan n’est rien, comparée aux promesses d’investissements d’une multinationale ou d’un richissime investisseur privé. Et, pourtant, selon l’Enquête démographique de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (Ansd) de 2018, 53,3% de la population sénégalaise vivent en milieu rural et là, l’agriculture constitue la principale source de revenus. Elle est aussi une agriculture vivrière faite d’exploitations familiales. A côté, il y a aussi l’élevage qui nécessite que les populations puissent bénéficier de terres. Face à la situation, le président de la République avait initié une réforme foncière.
DE NOMBREUSES INITIATIVES DE REFORME DEVELOPPEES… SANS EFFETS ESCOMPTES
Le président Macky Sall avait confié ce projet au professeur Moustapha Sourang, ancien ministre et professeur des universités. Le 19 novembre 2014, à la cérémonie de lancement de la Commission nationale de réforme foncière (Cnrf) mise en place pour conduire les réflexions et proposer un rapport pour ce projet de réforme foncière se voulant participatif et inclusif, le professeur Moustapha Sourang disait, en parlant de la loi de 1964 : «Il est aujourd’hui question de relire ce texte de droit qui régit le foncier au Sénégal et de le réajuster». Surtout qu’en ce sens où «de nombreuses initiatives ont été développées par les différents gouvernements qui se sont succédé au Sénégal, sans toutefois produire les effets escomptés». L’objectif qui était assigné ainsi à l’équipe du Pr Sourang était, d’une part, de répondre au besoin de sécurisation des droits fonciers des exploitations familiales, des investisseurs privés et des autres utilisateurs des ressources naturelles. D’autre part, la réforme cherchait à instaurer un accès et une gestion foncière équitable et transparente pour toutes les catégories de population, une gestion foncière apte à garantir la sécurité foncière des populations et à favoriser l’exploitation durable des ressources naturelles, la sécurisation des droits fonciers, la promotion d’activités économiques viables et l’impulsion d’une dynamique de développement harmonieux des territoires urbains et ruraux.
LA CONCLUSION DE LA CNRF REJOINT LES AUTRES TEXTES DANS LES TIROIRS
A la fin de ses travaux, la Commission nationale de la réforme foncière (Cnrf) a déposé ses conclusions sur la table du chef de l’Etat, en avril 2017. Elle a été dissoute, en mai 2017. Depuis lors, aucune application de ses conclusions n’est à l’ordre de jour. Et, en novembre 2017, lors du 13e Conseil présidentiel sur l’investissement, le chef de l’Etat avait donné les raisons qui l’ont poussé à ne pas appliquer le texte. Il a dit ne pas approuver la proposition de transfert de bail aux collectivités locales. «Je ne vais pas prendre la responsabilité de transférer la gestion des terres aux collectivités locales. Je ne le ferai pas», avait-il martelé. La suite est donc connue. La réforme foncière proposée par la commission dirigée par Pr Moustapha Sourang ne sera jamais appliquée, même si des membres de cette structure ont à plusieurs reprises démenti avoir fait cette proposition récriminée par Macky Sall pour ranger tout le travail abattu et les énergies déployées pour sillonner tout le pays, au fond des tiroirs.
D’ailleurs, ce n’est pas le seul texte initié pour une meilleure organisation de l’attribution des terres, à être abandonné. Dans une étude de préfaisabilité de la création de l’Observatoire national du foncier au Sénégal, l’Initiative prospective agricole et rural (Ipar) révèle plusieurs autres initiatives qui ont fini aux oubliettes. En 2001, un projet de réforme foncière a été préparé par un groupe de travail créé au sein du ministère de l’Economie et des Finances. Ce projet, examiné lors d’un Conseil des ministres, n’a jamais été rendu public, fait-il remarquer.
LA LOI D’ORIENTATION AGRO-SYLVOPASTORALE DE 2004, UN AUTRE GACHIS
Aussi, ajoute-t-il, le Sénégal s’est finalement doté d’une loi d’orientation agro-sylvopastorale (Loasp) en 2004, sur la base d’une démarche participative. Celle-ci fixe des principes et objectifs en matière foncière et prévoit la promulgation d’une loi foncière dans un délai de deux ans. Un groupe de travail thématique réforme foncière fut créé en 2005 pour mettre en œuvre le volet foncier de cette loi. Il s’agissait, selon l’Ipar, d’un groupe multi-acteurs, présidé par le ministère chargé de l’Agriculture. Son transfert, fin 2010, auprès du ministère chargé de l’Economie et des Finances a signé la fin de ses réflexions. En 2005, l’ancien président de la République, Abdoulaye Wade, a mis également en place une Commission nationale de réforme du droit à la terre (Cnrdt) qui était chargée de proposer une réforme dans un délai de six mois. Censée regrouper l’ensemble des catégories d’acteurs concernés, la Cnrdt n’incluait pas de représentants effectifs des organisations professionnelles agricoles. Elle a élaboré des propositions de réforme sur la gestion foncière en milieu rural, qui prônaient une privatisation de la terre au profit de l’Etat pour permettre la création de zones d’investissements intensifs. Ces propositions sont restées lettres mortes.