L’isolement volontaire depuis le 24 juin du président de la République, malgré un test (négatif) à la Covid-19, pour une durée d’au moins deux semaines, a répandu la rumeur (on dit qu’elle est le plus vieux média du monde) de la vacance du pouvoir. Dès le lendemain, sur la chaîne de la télévision publique, à une heure de grande écoute, le ministre Seydou Guèye, son conseiller en communication, y coupe court et déclare : « L’État n’a aucun problème de continuité. Donc, il n’y a aucune vacance du pouvoir, il n’y a pas besoin d’intérim. Le Président, à partir de sa position de chef de l’État, de commandant des troupes, continue à gérer la situation de la façon la plus normale. Encore une fois, il n’est pas malade».
L’article 39 de la Constitution votée par référendum en mars 2016 énonce les conditions de la vacance du pouvoir : «En cas de démission, d’empêchement ou de décès, le Président de la République est suppléé par le président de l’Assemblée nationale. Au cas où celui-ci serait lui-même dans l’un des cas ci-dessus, la suppléance est assurée par l’un des vice-présidents de l’Assemblée nationale dans l’ordre de préséance».
En ces temps de Coronavirus, l’Assemblée nationale, elle-même a vu 26 de ses députés de la Commission des Lois, placés sous surveillance médicale, après avoir été en contact avec une des leurs, contaminée. Mais ceci n’est qu’une parenthèse. L’interprétation “populaire” de cet article relatif à la vacance du pouvoir, au-delà des sarcasmes qui s’en sont suivis dans les réseaux sociaux, pose plus sérieusement une fois encore, la question de l’aménagement du pouvoir au sommet de l’Etat. Chacun des Présidents a eu un rapport particulier avec cet aménagement, rapport, il est vrai résultant d’un contexte politique précis, mais qui est également fonction, plus subtilement, de la personnalité même de chacun d’eux. Senghor, dominé par les doutes d’une nation naissante nouvellement indépendante, est demeuré hésitant à couper le cordon ombilical le liant à la France.
Sa francophilie en est assurément la raison et l’attrait s’est traduit par une reproduction constitutionnelle hexagonale. Même si, soit-dit en passant, en ces temps-là, les Etats à qui l’indépendance venait d’être accordée, ont eu du mal à se départir du modèle de la puissance qui les avait colonisés. Pour Senghor, très vite, l’exercice du pouvoir va révéler la difficulté d’avoir un pouvoir exécutif bicéphale, avec un Président de la République et un « Président du Conseil ».
La crise de décembre 1962 qui n’en finit pas de faire parler d’elle, presque 60 ans après, achève la difficulté d’avoir un attelage de deux hommes forts, tant du point de vue de leurs pouvoirs que du point de vue des personnalités respectives de Senghor lui-même et Mamadou Dia.
Sorti « victorieux » du conflit qui l’a opposé au Président du Conseil Mamadou Dia, Senghor traduit en termes constitutionnels la prépondérance du chef de l’Etat : le poste de Premier ministre est supprimé, les ministres et les secrétaires d’Etat doivent lui rendre compte, sans perdre de vue, qu’ils peuvent être démis à tout moment. Mieux, ils ne sont responsables que devant lui. Le Sénégal rompt donc avec sa “tradition” parlementaire et dans le même temps, la conception senghorienne du pouvoir est mise en exergue. Le pouvoir ne se partage plus. De ce point de vue précis, c’est l’héritage qu’il a légué à tous ses “illustres” successeurs. La bonne marche de l’Etat requiert que soit “répudié” tout schéma de dyarchie.
Fatigué d’être le centre de la vie politique, lassé d’une prépondérance qui pourrait très vite «dévaloriser» la fonction présidentielle en la banalisant, parce que obligé de se mêler de tout, Senghor nomme un Premier Ministre, mais dont fonction n’a plus rien à voir avec celle du « président du Conseil » de 1962. Le Premier ministre est sous la dépendance étroite du Président, lequel détermine la politique de la Nation et peut quand il veut le révoquer.
La création de la fonction ne doit pas, non plus, faire illusion: aucune volonté d’amorce pour changer la substance du régime. Ici, il s’agit simplement de trouver un « collaborateur », dont la loyauté sera, on le devine bien après les événements de 1962, une qualité essentielle. L’homme qui sera choisi pour occuper le poste est conforme aux arrières pensées du Président : administrateur effacé, ancien secrétaire général de la Présidence, n’ayant a priori nulle ambition politique, le Premier ministre Abdou Diouf paraît bien faire l’affaire.
Sa longévité à ce poste en atteste. Il l’a occupé sans discontinuer de 1970 à 1981. Il est juste de retenir du passage de Senghor, l’ouverture pluraliste, cette particularité longtemps sénégalaise, en un temps où le monopartisme était la règle un peu partout sur le continent africain, même si celui-ci est resté limité à l’époque, le Président voyant dans un pluralisme sans borne un « péril mortel » pour une démocratie jeune. La présidence d’Abdou Diouf est plus contrastée. En plus de la suppression puis du rétablissement de la fonction de Premier ministre, en 1983 et en 1991 respectivement, la création du Sénat en 1998, le réaménagement du pouvoir judiciaire avec la réforme de 1992, la réforme de mai 1981, qui a ravi la palme est celle qui fait sauter le verrou de la limitation du nombre de partis politiques, consacrant une liberté que d’aucuns, jusqu’à présent estiment l’usage abusif.
Le « libéralisme » politique de la présidence de Diouf constituera une sorte de marque de fabrique de la démocratie sénégalaise, alors perçue comme une exception heureuse en Afrique. C’est sans doute cela qui explique que notre pays n’ait pas connu le rite de la « Conférence nationale », des cénacles élargis à toutes les « forces vives », où la parole critique se libère, où le pouvoir politique consent à entendre ceux qu’il a longtemps ignorés ou réprimés, s’il ne le partage avec eux. Malgré ces avancées, d’autres réformes presque unilatérales, fortement inspirées à Abdou Diouf par son parti dont la longévité au pouvoir, a réduit la lucidité et donné le mirage d’une invincibilité qui n’en était qu’illusoire : la suppression du « quart bloquant », le retour au septennat, sont autant d’initiatives regardées, au moins dans le pays, comme des reniements démocratiques.
Et l’homme, ne partageant le pouvoir avec personne semblait avoir perdu le sens des nuances démocratiques, même si on ne doute pas qu’il se soit converti à l’autocratie, l’usure du pouvoir l’a éloigné des réalités et affaibli son jugement politique. En 2000, quand survient la première alternance, la ferveur constitutionnaliste accompagne celle politique. L’une des principales promesses de l’opposition qui venait d’accéder au pouvoir, a été la mise en place d’un « régime parlementaire ».
Le débat institutionnel se trouve alors placé au cœur du projet politique des nouveaux gouvernants, et une Constitution est bientôt adoptée, dont on escomptait qu’elle éviterait les dérives de l’ancienne. Mais ce n’était qu’une illusion. L’illusion qu’il suffit d’avoir de bons textes pour avoir une bonne pratique des institutions. Comme jamais dans notre histoire, l’aménagement du pouvoir n’a sans doute paru aussi compromis dans des querelles partisanes, voire personnelles. La Constitution elle, a perdu de sa solennité, les réformes de circonstances en ont tué la majesté. Entre 2001 et 2010, elle a été modifiée au moins une dizaine de fois, mais manquant toujours cruellement de précisions qui ne prémunissent pas d’interprétations que l’on constate encore aujourd’hui, malgré le « oui » accordé à une Constitution votée par référendum en mars 2016.
C’est sous les mandats de Abdoulaye Wade que la question du partage de pouvoir s’est posée, jusqu’à la caricature. Dès élu, alors que la coalition qui l’a porté au pouvoir discutait des différents postes à pourvoir, il lui signifia d’entrée que « c’est (lui) l’élu ». Vice-présidence, dyarchie, héritier, ces mots n’ont jamais été autant utilisés que sous Abdoulaye Wade, Secrétaire national du Parti démocratique sénégalais ou président de la République. La captation politique du pouvoir pour ses fils politiques, Idrissa Seck, puis Macky Sall, ensuite familiale et politique pour son fils biologique, chargée à un moment d’une polarisation affective et émotionnelle forte, pour l’un ou pour l’autre selon les séquences politiques, n’en a pas moins empêché qu’ils ont lavé leur linge sale en public, faisant de celui-ci un espace de règlement des conflits domestiques et politiques.
Devenu président de la République, après avoir lui-même été Premier ministre, Macky Sall n’en n’a pas moins éprouvé trois, à ce jour. Le dernier en date, dont le poste a été supprimé en avril 2019, est apparu, en quelques déclarations, en quelques formules à l’emporte-pièce, en quelques interviews trop abruptes, comme un homme qui ne doute point. Il a traversé la station primatoriale sans vraiment la marquer. Impérieux et annonçant les pires avanies à ceux qui se permettaient d’émettre des réserves sur les programmes et/ou les actes posés par le Président de la République, il a déployé un tapis sous les pieds de ce dernier, qui n’en demandait sûrement autant et qui s’en débarrassa sans mettre de gant. Macky Sall devient dans le même temps, chef du gouvernement.
Exit le poste de Premier des ministres. Mohammed Boun Abdhallah Dionne est nommé ministre d’Etat, Secrétaire général de la Présidence de la République. Sans Premier ministre depuis plus d’une année, interpellé de toutes parts par toutes les couches de la population à qui il a demandé « d’apprendre à vivre avec la Covid-19, Macky Sall, Sall, «à partir de sa position de chef de l’État, de commandant des troupes, continue à gérer la situation de la façon la plus normale», pour reprendre Seydou Guèye, en ce temps de loi d’habilitation qui nous régit depuis le 1er avril. Et ce n’était pas un poisson. Dans ce pays qui a le goût de l’homme providentiel doté de tous pouvoirs, le «quinquennat, cette démocratie énervée» comme lu quelque part, les éléments constitutifs de la gestion pouvoir, n’ont pas beaucoup varié. Or, c’est une pratique, une culture des uns et des autres qui aide un pouvoir à faire ses preuves.