CEDEAO: Un soldat en péril

par pierre Dieme

Qui va sauver la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) du risque d’une dis-lo-cation que lui prédit le Président Nigérian, Muhammadu Buhari, Chef d’Etat du pays le plus puissant parmi ses 15 États membres?

La gravité du propos est telle qu’on est en droit de se demander pourquoi depuis trois jours qu’il est sorti de sa bouche, il ne s’est trouvé pas une seule voix dans la région Ouest-africaine pour tenter d’éteindre le feu destructeur susceptible s’il se réalise de mettre fin au projet d’intégration régionale jusqu’ici le plus reconnu à être mené dans l’une des 5 régions physiques du continent africain.

Buhari, militaire droit dans ses bottes, produit de la vieille école nimbée d’une culture de discipline spartiate, n’a pourtant pas parlé à la légère. 

La raison de son ire? Les manœuvres des pays francophones au sein de la communauté, en intelligence avec la France, leur ex-puissance colonisatrice, pour pirater la stratégie et la dénomination monétaire conçues par la CEDEAO pour n’en faire qu’un cheval de Troie incrusté dans l’entité régionale au service du grand plan, de sa domination, nourri par Paris.

Mutualiser les forces 
Un rappel des faits s’impose. Depuis sa naissance, le 28 mai 1975, le rêve de la CEDEAO a été de mutualiser les forces et richesses des pays Ouest-africains qui le composent, d’en minorer les faiblesses, et donc de créer une zone économique puissante, où vivent aujourd’hui plus de 350 millions de personnes-consommateurs. 

Des politiques d’harmonisation communautaire ont donc été initiées, qui vont de la libre circulation des personnes, des biens et services, aux législations idoines, sectorielles y relatives. 

Elles ont été adoptées au fil des ans après la naissance de l’organisation au milieu des années de braise de la guerre froide et des sphères d’influence taillées par les ex-colonisateurs de ses pays membres. 

La communauté ne pouvait avoir, au départ, qu’un agenda a-minima centré sur la coopération économique. 

Les rivalités géopolitiques et les alignements idéologiques différenciés interdisaient d’entretenir une ambition au delà des questions autour de ce domaine. Et, en réalité, c’était déjà avec une certaine audace qu’elle osa évoquer la question des relations monétaires entre ses États membres, rendue plus complexe par l’existence d’une multiplicité de monnaies, comme le peso, cap-verdien, le dallassis gambien, le cédi ghanéen, le n’aura Nigerian ou encore le cfa de huit pays membres…

Ce n’est qu’à partir de 1982 que la coopération put être théoriquement débattue mais sans pouvoir aller trop loin dans sa matérialisation en raison surtout du poids de Paris hostile à tout écartement de ses anciennes colonies vers tout éloignement de son propre primat sur leur souveraineté monétaire. 

Réduite à n’être qu’une une structure ronronnant sans prise sur le vrai enjeu déterminant de tout processus d’intégration, loin d’être une zone optimale en la matière, la CEDEAO serait restée cette instance, ce club, dont les acquis se limitaient principalement à la suppression des visas pour les citoyens de ses États membres. 

Ce qui a semblé lui donner une nouvelle air de jouvence fut la fin de la guerre froide dont l’une des conséquences a été la fin des guerres de dérivation, par procuration, suivie du désintérêt des ex-puissances coloniales et du lâchage de l’Afrique, désormais sous-traitée aux organisations multilatérales, comme la Banque mondiale, et à une flopée d’organisations non-gouvernementales.

L’Europe choisit un carriérisme, non plus autour d’une Corrèze plutôt que le Zambèze, mais articulé autour de la réunification des deux parties de son territoire longtemps séparées par un rideau de fer au cœur de l’Allemagne. 

Au même moment, sous le leadership d’une Amérique, devenue l’hyperpuissance planétaire après l’effondrement de l’ex-Union Soviétique, entreprit d’enrôler une organisation des nations unies (ONU) réactivée dans les guerres qui correspondaient à ses intérêts économiques, notamment en Irak.

Sans parrain
Soudain, l’Afrique, celle de l’Ouest en particulier, se retrouva sans parrain. Pendant que le monde se concentrait sur la mobilisation des troupes coalisées autour des USA pour chasser le dictateur irakien, Saddam Hussein, du Koweït qu’il avait envahi le 2 Août 1990, personne ne se préoccupa des tueries sanglantes qui faisaient rage au Liberia.
C’est dans ce contexte qu’obligée de prendre en charge les enjeux nouveaux agitant l’Afrique de l’Ouest, la CEDEAO décida d’ajouter à son mandat économique un autre d’ordre militaire, de gestion et de résolution des conflits dans son arrière-cour pour combler le vide laissé par les puissances étrangères ayant quitté la région.

Voilà comment est née lors d’un sommet de la CEDEAO à Banjul, en décembre 1990, la mission du groupe d’observation de la CEDEAO plus connue sous son sigle anglais -Ecomog- et qui devint son symbole dans les interventions militaires en Afrique de l’Ouest. 

Depuis lors, la CEDEAO est reconnue autant pour ses efforts poussifs de réalisation de l’intégration économique ouest africaine que pour ses tentatives plus ou moins heureuses de se poser en gendarme de la paix et de supervision des processus électoraux dans une région plus précipitée qu’acquise aux idéaux démocratiques.

Malgré tout, sa marque s’est puissamment imposée comme celle de la plus crédible, de manière générale, dans la prétention africaine à atteindre une intégration continentale à partir de “clusters”, de zones ciblées. 

Comme l’Asean, en Asie du Sud-Est, ou encore le Mercosur, en Amérique latine, la CEDEAO est souvent citée comme le prototype d’une organisation d’intégration régionale si bien que ses tares et les limites de son action sont rarement mises en exergue au delà de sa propre zone géographique où elle fait l’objet d’un procès ininterrompu depuis sa création.

Personne n’en était arrivé à envisager sa dissolution jusqu’à ce que le président nigérian, à la tête du pays qui constitue 60 pour cent du Produit intérieur brut (PIB) régional ne soit venu cette semaine donner un coup de pied à la fourmilière. 

En le faisant, il a réveillé les vieux démons qui avaient longtemps gravité autour de la CEDEAO pendant sa gésine au point de menacer d’un avortement sa venue au monde qui ne fut faite que par césarienne, au forceps.

Souvenons-nous en: nous sommes en 1975, et les derniers confettis coloniaux s’écroulent dans les ex-territoires dominés par le Portugal sur le continent. Un an auparavant, les militaires portugais, sous la conduite de Caetano, ont renversé l’autocrate Salazar et accepté, consécutivement à cette révolution dite des œillets, de terminer leur présence coloniale africaine. 

Dans ce contexte, très tendu, où les forces nationalistes, de l’Angola au Mozambique, jusqu’à la Guinée Bissau se battent pour faire main basse sur les nouveaux états indépendants, les géniteurs de la CEDEAO sont eux submergés par la question de savoir jusqu’où l’organisation régionale devra s’étendre. 

Le président Sénégalais d’alors, Léopold Sedar Senghor, est l’un des plus agités. Il pense qu’il faut élargir le concept géographique de l’Ouest africain pour qu’il aille de Dakar à Luanda. 

Son plan secret, d’une intégration par cercles concentriques, était d’éviter que la nouvelle communauté ne soit dominée par l’ogre nigérian.

En fin de compte, c’est grâce à l’action conjointe du Togo et du Nigeria que la Cedeao verra le jour avec un mandat minimal, centré sur l’économie, et un espace géographique s’arrêtant à Lagos, avec comme États membres 16 pays avant que la Mauritanie ne se retire. 

Elle tente, il est vrai, d’y revenir comme membre associé alors que le Maroc, n’ayant pas oublié son rêve du grand Maroc qui va jusqu’au delà du fleuve Sénégal ne cache plus son intention de s’installer institutionnellement sur ce vaste marche régional.

Tout le monde voit bien que l’espace CEDEAO est une entité viable et à haut potentiel en raison de ses ressources humaines, économiques et de sa force géopolitique.

Il suffit d’un rien pour qu’elle devienne une puissance qui compte. Et on peut même dire qu’il ne lui reste, en dehors de sa pluralité linguistique, héritée de multiples colonisations, qu’à franchir le palier décisif pour s’approcher de la définition du prix Nobel d’économie Robert Mundell sur les zones optimales d’intégration économique: se doter d’une monnaie régionale.

Nul ne peut reprocher à la CEDEAO d’avoir tenté d’y parvenir. C’est de cela que procède le lancement en son sein d’un processus de création de l’ECO, nom retenu pour devenir la monnaie régionale après fusion des monnaies existences et application de critères de convergences convenues par ses États membres.

Nous sommes de surcroît dans un contexte où les populations ouest-africaines, surtout francophones, sont décidées à couper le lien ombilical qui maintient honteusement leurs pays sous le joug monétaire de la France. 

Elles ne veulent plus d’un franc cfa, relique surannée, subtilement placé sous son contrôle, d’abord via sa parité avec l’ex-franc français puis avec l’euro.

Le hic, c’est que l’indépendance monétaire que veulent les peuples francophones est contrariée, pendant longtemps, par les atermoiements, pour ne pas dire plus des dirigeants, vraies marionnettes, qui jouent le tempo dicté par Paris.

Ils sont ainsi devenus les grands obstructeurs du processus d’intégration ouest-africaine.

La dictée de la France 
J’en ai vécu la preuve concrète quand j’étais directeur de la communication de la CEDEAO. 

C’était en juillet 1993 alors que la communauté adoptait lors d’un sommet à Cotonou son Traité révisé, les pays francophones, sous la dictée de la France, avaient exigé que son article 2 soit revu pour y préciser que la CEDEAO ne sera “qu’à terme” chargée de l’intégration régionale ouest-africaine, pour atténuer ce que voulait un plan continental. 

Dans la salle de conférence surchauffée, je revois un Général Ibrahim Babangida, President du Nigeria alors tres contesté dans son pays pour y avoir annulé quelques jours plus tôt des élections présidentielles remportées par le défunt magnat Yoruba, Moshood Abiola. 

Il y avait aussi, plus significativement, déjà, l’actuel président ivoirien, Alassane Ouattara, alors premier ministre venu représenter le président ivoirien Houphouet Boigny au crépuscule de sa vie.

Ouattara n’allait pas qu’etre le champion de la dévaluation du franc cfa peu après mais précisément l’homme orchestre autour de qui se fera la naissance d’une organisation rivale de la CEDEAO, à savoir l’union monétaire et économique ouest africaine (Uemoa), celle pour laquelle la révision de l’article 2 du Traité de la CEDEAO fut donc revu.

Vingt-six ans plus tard, en décembre dernier, c’est le même Ouattara qui est à la manœuvre avec l’actuel président français, Emmanuel Macron, en enrôlant , par ailleurs, les figures clés des institutions de Breton-Woods, où il a ses entrées, qui est revenu à la charge pour torpiller le processus d’intégration régionale collectivement conçu, de façon endogène, quitte, pour les beaux yeux de Paris, de casser une dynamique historique dans la marche vers la libération des psys et peuples ouest-africains.

On comprend la colère légitime du President Nigérian. 

La question qui se pose maintenant est de savoir qui va sauver le soldat CEDEAO des attaques intérieures, complotistes, qu’il subit de certains de ses membres les plus éminents, qui ne sont hélas que des relais de la France, ses genoux sur notre processus d’intégration régionale. 

Les populations francophones doivent exiger que le creuset de l’intégration régionale reste endogène, ses termes définis par les pays et peuples ouest-africains et non pas par des officines au service d’une France qui ne compte plus que sur ses derniers défenseurs perdus dans une mer de rejet des dominations étrangères sur le continent.

Amplifions la colère de Buhari: c’est la voie pour soustraire le destin ouest-africain des mains étrangères et de leurs valets locaux. 

L’ECO, pour être crédible, doit être piloté par les pays ouest africains sans l’ingérence de la France qui n’a déjà que trop fait mal à la marche de notre région.

Adama Gaye, Ancien Directeur de la communication de la CEDEAO.
Le Caire 25 juin 2020

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