«Faudrait-il ou non déboulonner la statue de Faidherbe ? » Comme pour faire écho à ce qu’il se passe en ce moment dans quelques parties du monde où l’on fracasse et met à terre des statues de suppôts du racisme, pour célébrer une humanité autre qu’on conjure d’advenir. L’interrogation revient ainsi de plus belle, même si depuis bientôt 3 ans, tombée de sa stèle, du fait de l’usure du temps et de la négligence des administrateurs, la statue de Faidherbe a disparu du paysage saint-louisien. Mais qu’importe ! S’inscrivant dans la dynamique mémorielle en cours, le débat se décline ici au Sénégal sous l’urgence de se débarrasser de tout ce qui rappelle les moments douloureux du colonialisme. Seulement, en se focalisant sur de tels actes ne serions-nous pas tentés, toutes griffes dehors, de fondre sur l’ombre et d’oublier la proie ?
Cette proie qui, comme un virus, se trouve logée dans nos cervelles qu’elle infecte patiemment, méthodiquement, y distillant sournoisement les éléments susceptibles de les tenir sous son contrôle. Et au bout du compte, cela laisse des traces, façonne les imaginaires, sédimente des préjugés mortifères et débouche sur une nouvelle dialectique du colonisateur et du colonisé. Les chaines matérielles désormais défaites sont ainsi remplacées par celles immatérielles à travers un processus d’aliénation subtile et perverse. Celle qui fait équivaloir et accepter que la pauvreté, la précarité se déclinent en noir ; la richesse et le mieux-être en blanc. Jeunes étudiants en France dans les années 70, il nous revient la sidération d’un compatriote qui voyant pour la première fois un blanc faire la manche dans la rue parisienne, s’était retrouvé complétement bouleversé devant un tel spectacle. Comme si le ciel lui était tombé sur la tête, il prenait soudainement conscience d’avoir intériorisé un complexe d’infériorité qui le faisait s’inscrire dans un double rapport de fascination et de soumission. Ce qu’avait très tôt compris l’ancien champion du monde de boxe, feu Cassius Clay alias Mohammed Ali et qu’il s’employait à déconstruire.
Ainsi se remémorait-il, pour le déplorer, qu’enfant on lui faisait croire que « tout ce qui est beau est blanc ». Il se souvenait avoir demandé à sa maman « pourquoi le chat noir est-il de mauvais augure ?». De même s’était-il offusqué de voir que Tarzan , le roi de la jungle africaine, était blanc. Ahurissant non, ce processus de dépréciation voire d’aliénation qui est loin de connaître son épilogue, ne serait-ce qu’au regard du phénomène de « blanchisation » encouragé par d’énormes panneaux publicitaires. Et puis, qui ne se souvient de la période de protestation sulfureuse de Mobutu Sese Seko, débaptisant son pays le Congo devenu Zaïre, jetant dans les eaux du fleuve les noms aux consonances allogènes pour les remplacer par des sonorités endogènes. Fini les costumes, la cravate et autres tenues occidentales. Vive l‘abacost et la taille basse.
Mais il a fallu vite déchanter. Embarqué dans une quête d’authenticité inessentielle, la gouvernance de Mobutu était dans les faits soumise à la coupe réglée de l’occident , à la déliquescence, la corruption et les abus de pouvoir de sa classe dirigeante, au détriment de la grande majorité des populations privées de liberté et de pitance, confrontées à la précarité et à l’indigence. Parce qu’on ne peut se satisfaire de ces mesures cosmétiques, il importe de s’en départir pour faire face à la réalité. Dans ses entretiens avec Françoise Vergès publiés dans l’ouvrage «Nègre je suis, nègre je resterai», l’immense Aimé Césaire fait observer : «la colonisation a une très grande responsabilité : c’est la cause originelle. Mais ce n’est pas la seule, parce que s’il y a eu colonisation, cela signifie que des faiblesses africaines ont permis l’arrivée des Européens, leur établissement». Voilà qui impose un distinguo entre ce qui relève de «faire l’histoire» et «faire de l’histoire». Et cette histoire de la colonisation a été faite par les envahisseurs, les collaborateurs et les résistants». De même, celle de l’esclavage a été faite par les vendeurs d’esclaves étrangers et locaux et par la farouche résistance.
Il reste maintenant à surmonter ce moment dramatique (conserver et dépasser) en assumant ces diverses facettes Déboulonner les suppôts de la colonisation, c’est plutôt les extirper de nos têtes et à la place, y réinjecter de la fierté. Celle qui vous étreint à force de voir le continent se construire en comptant sur ses propres forces, en mettant l’intérêt des populations les plus fragiles au-dessus de tout. Le déficit de fierté est tellement criant sous nos cieux qu’on s’accroche au moindre frémissement comme un ballon d’oxygène. Tellement on étouffe dans un espace où règne la gabegie , où la politique est perçue comme une opportunité pour se servir et non pour servir. Et pourtant, la soif d’excellence est plus que jamais présente comme on peut une fois de plus le constater. A travers la gestion de la pandémie du Covid 19, elle s’est ainsi exprimée à travers l’engouement suscité par l’ingéniosité, la créativité de nos compatriotes, pour concevoir des masques, proposer des prototypes de respirateurs. Une soif d’excellence qui est telle qu’on était disposé à «sénégaliser» le Pr Didier Raoult, infectiologue et professeur émérite à Marseille, pour être né à l’hôpital Principal de Dakar.
Genre «si vous n’en voulez pas en France, on le prend». Pressant, seul le besoin d’identification compte. L’urgence de se reconnaitre dans des héros, sortes de modèles qui tournent le dos aux multiplicateurs de faux billets, aux spéculateurs fonciers et autres faux dévots. Ce n’est pas pour rien que Thomas Sankara, 33 ans après sa mort, continue de faire l’actualité de nos espérances. Comme un amour d’Afrique, en donnant l’exemple de l’intégrité, de l’indépendance économique à travers son style de vie spartiate, son refus de l’ostentation, sa volonté d’encourager à produire et à consommer local. Cette nostalgie est encore prégnante parce qu’aujourd’hui plus qu’hier, les élites politiques, dans leur écrasante majorité semblent plus intéressées par la gestion patrimoniale et clanique des ressources collectives.
Et pourtant avait prévenu Camus, «une nation meurt parce que ses élites fondent» car précisément, à l’instar du poisson, «un pays s’effondre lorsqu’il pourrit par la tête». C’est dire l’immensité du combat à mener car, au-delà de déboulonner Faidherbe, il s’agit en définitive de déboulonner de nos têtes le virus qui nous fait privilégier «la natte des autres» au lieu de tresser la nôtre propre. Après tout, prévient l’écrivain guinéen Thierno Monenembo : «Ce n’est pas en haïssant l’Autre que nous allons nous libérer, mais en reprenant conscience de notre valeur historique et culturelle».
CALAME