Ben Diogaye Bèye, cinéaste : «Je sens assez tristement un retour au monopole des groupes français sur le cinéma sénégalais»

par pierre Dieme

Avec une expérience de plus de 50 ans, Ben Diogaye Bèye garde toujours cette passion qui l’a poussé vers le cinéma. A 73 ans, l’artiste s’est replié dans son atelier pour former de jeunes cinéastes. De là à lâcher la réalisation ? Loin de là car le patriarche a bénéficié d’un financement du Fonds de promotion de l’industrie cinématographique (Fopica) pour un nouveau film. Où en est-il par rapport à ce film dont l’acteur principal est décédé ? Ben Diogaye Bèye répond et projette son appréciation sur la jeune génération de cinéastes, les téléfilms et la pandémie du Covid-19.

Comment se porte le cinéma sénégalais ?
Si on voit les distinctions du cinéma sénégalais ces dernières années, je vois de temps à temps des noms, des talents qui émergent. Tout le monde est d’accord que le jeune Alain Gomis a fait des choses immenses en remportant 2 fois l’Etalon du Yennenga à Ouagadougou. Mati Diop a eu un prix à Cannes. C’est formidable et cela montre qu’il y a des choses qui bougent. Ça c’est ma perception en tant que citoyen sénégalais. Mais en tant que cinéaste, quelqu’un de l’intérieur, je suis un peu gêné. Cela fait 50 ans que je suis dans le cinéma. Les cinéastes avaient une association tellement combattante mais ils ne sont plus ensemble. Il y a aujourd’hui de petits groupuscules alors que ç’aurait été bien que l’association qui regroupe tous les professionnels existe encore. On défend mieux ses intérêts collectivement qu’individuellement. C’est un travail des cinéastes. Je n’ai plus l’âge pour courir après les gens afin qu’ils soient ensemble ou s’associent. Je constate cette dispersion et c’est très dommage. Quand j’étais venu au cinéma, notre souci et idéal était de faire exister un cinéma africain, sénégalais. Nous nous sommes vraiment battus. Il y a beaucoup d’acquis du cinéma sénégalais qui proviennent des soutiens de l’Etat, et qui sont le résultat des combats que notre association a menés, même s’il est vrai qu’elle n’existe plus depuis très longtemps. Nous avions pour souci principal de faire exister la cinématographie africaine, sénégalaise. Aujourd’hui dans ce contexte, la priorité c’est d’asseoir la carrière individuelle. C’est plus des individus qui veulent s’imposer.

Comment en est-on arrivé là ?
Je n’ai pas dit qu’on ne peut pas régler nos problèmes. Les choses bougent quand même. Il y a des initiatives et je ne dis pas que c’est bloqué. Soyons clairs ! Il se peut que ça bouge sur des aspects dont je ne suis pas au courant. Comment en est-on arrivé là ? Il y a eu un certain laxisme au sein des derniers bureaux de l’association.

Est-ce que les problèmes du cinéma+7 sénégalais ne sont pas dus à l’émergence des téléfilms ?
Pour les téléfilms, il y a plusieurs choses. D’une part, je ne suis pas du tout les téléfilms. Je ne suis pas amateur et ne regarde jamais. Ça ne m’intéresse pas. Ce n’est pas une attaque.

Pourquoi les téléfilms ne vous intéressent pas ?
Je crois que les gens courent trop vite pour installer leur carrière. Il faut les comprendre. Ce n’est pas une critique. Je ne dis pas que les réalisateurs sont des amateurs et ne connaissent pas le cinéma. Ils ont leur stratégie de passer par des séries et peut-être, ils pourront faire des films de cinéma. Or, la réalité est que la capacité de faire des films de série est la même que celle du cinéma. Je peux comprendre que les gens cherchent à réussir. Quand on entre dans un métier, c’est pour y réussir. Quand on a l’ambition d’être cinéaste, que l’on passe par des postes d’assistant.

Ces téléfilms sont-ils une menace pour le cinéma sénégalais ?
Il faut savoir que le cinéma sénégalais s’est imposé comme une réalité sérieuse aux plans national et africain. Depuis notre doyen Ousmane Sembene, notre ami Djibril Diop Mambety, le cinéma existe.

Mais les téléfilms sont plus nombreux et plus suivis au Sénégal…
Cela ne veut rien dire. Il est plus facile de faire un téléfilm qu’un film de cinéma. Ce ne sont pas les mêmes réalités. Ce n’est pas une menace pour le cinéma.

Est-il problématique que le Sénégal s’impose dans le 7ème art africain et qu’il n’y ait pas de salle de cinéma ?
Vous touchez du doigt un grand problème. L’Etat faire doit faire des efforts. Le Fopica existe et c’est une très bonne chose. Vous savez, le cinéma est une chaîne avec plusieurs maillons. Il y a la production, la distribution et l’exploitation. Il faut que tous ces segments marchent pour que la chaîne puisse tenir. Le Fopica donne une avance. Je me souviens avoir écrit du temps du Président Abdoulaye Wade une lettre aux 3 groupes parlementaires pour leur demander s’ils ne pouvaient pas sur le plan de la législation, encourager des promoteurs immobiliers à prévoir des salles de cinéma dans leurs immeubles. Malheureu­sement à l’époque, je n’avais jamais eu de réponses. Je suis membre de l’association Cinéastes sénégalais associés (Cineseas) qui est devenue amorphe depuis de 20 ans. Mais si je devais lancer un appel aux autorités, ce serait d’inciter les investisseurs sénégalais, comme on construit tellement à Dakar, à se tourner vers la construction de salles de cinéma dans leurs immeubles. Si on fait ça petit à petit, le cinéma peut être rentable. Il y a la salle Canal Olympia, qui existe dans toutes les capitales de l’Afrique occidentale. Aujourd’hui il y a d’autres investisseurs français qui sont en train de construire des salles ici même à Dakar. C’est très bien mais cela me fait penser à un retour en arrière aux temps des sociétés qui avaient le monopole de la distribution et d’exploitation de films au Sénégal. Tout en encourageant les investisseurs étrangers à venir investir dans le cinéma, il serait bon qu’on encourage nos hommes d’affaires dans la construction de salles de cinéma. L’Etat a la possibilité de le faire en allégeant les taxes pour les encourager.

Le Président Macky Sall recevant les cinéastes en 2017 avait promis de construire un Centre national de cinématographie à Diamniadio. Est-ce qu’il y a un début de réalisation de cette promesse ?
Quelles que soient les intentions du président de la République, s’il n’y a en face un groupe qui saisit cette opportunité pour en faire un cheval de bataille, on ne peut pas avancer. Le Président a dit ça mais il appartient aux cinéastes de se battre pour obtenir la réalisation du Centre national de la cinématographie. Mais à partir du moment où il y a plusieurs groupuscules… D’accord, les gens peuvent être ensemble selon leurs affinités. Mais en dehors de cela, il y a une chose objective c’est qu’ils ont un intérêt commun. A défaut de faire une seule association, ils peuvent se constituer en fédération.

Donc pour vous, le problème du cinéma sénégalais et des cinéastes, c’est le manque d’organisation ?
Je ne peux pas dire ça. Mais je sens assez tristement ce retour à ce qui existait avant. Je veux dire le monopole de groupes français sur l’exploitation et la distribution de films. Tout ce que l’Etat a fait pour le cinéma, c’était sur propositions des cinéastes jusqu’à ce Fopica qui est arrivé. Mais c’est au moment où il n’y a plus d’association.

Justement, où en êtes-vous avec votre film qui a reçu un financement du Fopica ?
On avait arrêté mon film pour cas de force majeure. On a été lâché par des partenaires américains d’une part et d’autre part, sur le chemin, l’acteur principal qui est sénégalais, est décédé. Aujourd’hui, on est en train de voir. Ce n’est plus d’actualité pour moi comme c’est quelque chose qui est bloqué. Je n’en parle même pas parce qu’il n’existe même pas. Je suis en train de faire des efforts pour réaliser ce film.

Quel est le budget de votre film ?
Je ne vois pas l’importance de vous le dire. Je ne l’ai plus en tête.

Quel regard avez-vous sur la jeune génération de cinéastes ?
C’est très bien de voir qu’il y ait beaucoup de jeunes cinéastes notamment des femmes. J’en suis très heureux. Person­nellement, à mon âge, je m’investis beaucoup dans la formation de jeunes cinéastes. Je les encourage à travailler ensemble. Si quelqu’un a la chance d’avoir des moyens, qu’il prenne l’un d’eux comme assistant. Puisqu’ils n’ont pas eu la chance d’aller à l’école d’assistanat, il faut qu’ils travaillent là-dessus plusieurs fois pour maîtriser cela parce que c’est un métier qui n’est pas facile. Le cinéma implique l’esthétique, le physique et la technique.

Comment voyez-vous la gestion de la pandémie du Covid-19 par le gouvernement ?
Le gouvernement a très tôt pris des mesures. Je trouve que l’Etat a bien réagi surtout que nous avons la chance d’avoir un personnel soignant extraordinaire en particulier nos médecins. Mais le ministère de la Santé doit organiser la réflexion pour savoir pourquoi les Sénégalais ne respectent pas les mesures barrières. Il faut faire cette critique parce que cela n’a pas été fait ou bien, il faut changer de stratégie. Les Sénégalais ont leurs masques mais ils les mettent au niveau du cou ! Le ministère de la Santé doit revoir sa stratégie de communication. La communication doit vivre en même temps que la vie des gens qu’elle veut impacter.

Avez-vous été impacté par les conséquences du Covid-19 ?
Je suis déjà impacté par un autre problème avec mon film. J’ai arrêté mes projets depuis un an. J’ai beaucoup travaillé sur la communication liée à la pandémie. J’ai appuyé de jeunes cinéastes et producteurs qui produisaient des sketchs.

LeQuotidien

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