Le constat semble unanime. Avec la situation pandémique du Covid-19, tous les grands leaders politiques, à l’image d’Idrissa Seck de Rewmi, de Khalifa Sall de Taxawu Senegaal, de Me Abdoulaye Wade du Parti démocratique sénégalais (Pds) et autres se retrouvent aux abonnés absents dans l’animation du débat politique, la fidélisation de leur base électorale et/ou la mobilisation politique. L’Assemblée nationale, autre sphère de confrontation et/ou d’existence politique, est elle-aussi «confinée», après le vote de la loi d’habilitation.
Que dire du dialogue politique, dont la reprise est incertaine ? Par conséquent, seul le président Macky Sall et son gouvernement sont en train de dérouler, sommes-nous tentés de dire. Cette situation n’avantage t-elle pas plus le pouvoir en place que l’opposition? Macky Sall n’est-il pas, politiquement parlant, en train de tirer profit de cette situation de Covid19, surtout avec la distribution de l’aide alimentaire aux familles vulnérables? Si le président Macky Sall parvenait à bien gérer la crise, cela ne pourrait-il pas être une sorte de plus-value politique, si jamais il songeait au troisième mandat ? Autant de questions que Sud quotidien a soumis, dans un entretien croisé, à des Enseignants Chercheurs, notamment Jean Charles Biagui de la Faculté des sciences juridiques et politiques de l’Université Cheikh Anta Diop (Ucad) de Dakar, et Maurice Soudieck Dione, Docteur en Science politique à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis.
Peut-on dire que seuls le président Macky Sall et son gouvernement sont en train de dérouler, contexte de Covid-19 obligeant ?
Jean Charles Biagui : « Nous sommes dans un contexte politique unidirectionnel. Autrement dit, une situation dans laquelle l’initiative et l’activité politiques sont monopolisées par les mêmes acteurs, plus précisément par l’Exécutif. Les acteurs politiques de l’opposition et ceux de la société civile estiment à tort que le Covid-19 est incompatible avec des propos contestataires et le pluralisme des idées. Certains parmi ceux qui se réclament de la société civile sont d’ailleurs beaucoup plus préoccupés par les strapontins octroyés généreusement par le pouvoir. Ce n’est pas la mission de la société civile d’intégrer les institutions étatiques…Lorsque les partis politiques n’occupent plus l’espace public, lorsque ceux qui se revendiquent de la société civile s’inscrivent dans une course aux postes dans l’appareil d’État ou estiment que leur rôle est de suppléer l’Etat au lieu de chercher à l’influencer, lorsque le parlement ne contrôle pas les gouvernants et ne prend aucune initiative, l’Exécutif n’a plus aucune contrainte. Le Covid-19 a conduit à la mise en place d’un contexte de pensée quasi unique. Les seules controverses semblent pour le moment ne concerner que la distribution des denrées alimentaires. Sur le plan de la gestion sanitaire de la crise, il existe malheureusement très peu de débats. Les opposants se sont emmurés dans un silence qui ne se justifie pas… et sont en train de commettre une erreur de communication politique.
Maurice Soudieck Dione : « Naturellement, c’est le Président Sall qui déroule avec son Gouvernement. Mais il faut comprendre le terme «dérouler» au sens figuré sous l’angle de cordonner et d’organiser la lutte contre le Covid-19, qui est une bataille de toute la Nation contre un fléau ; et non pas «dérouler» dans le sens d’une lutte avec des adversaires politiques roulés dans la farine ou dans la poussière ».
Cette situation n’avantage t-elle pas plus le pouvoir en place que l’opposition ?
Jean Charles Biagui : « C’est surtout l’avenir qui nous le dira. Pour le moment, le pouvoir semble être en position de force. Mais à moyen et à long terme, tout dépendra de la gestion de la crise par le gouvernement. Si les mesures sur le plan sanitaire et social ne permettent pas de normaliser rapidement la situation, le pouvoir pourrait beaucoup perdre de sa crédibilité actuelle déjà mise à rude épreuve par une stratégie sanitaire qui n’a pas encore porté ses fruits et par les supposés scandales concernant les marchés des denrées alimentaires. Il s’y ajoute que la distribution de ces dernières risque aussi de ternir l’image du gouvernement si les véritables bénéficiaires sont écartés au profit de la clientèle politique. A ce titre, le contexte actuel ressemble à une perche tendue à l’opposition. Elle peut et elle doit la saisir pour revenir dans le jeu politique qu’elle n’aurait jamais dû abandonner.
Maurice Soudieck Dione : « En fait, il faut dire que dans la situation actuelle, il y a comme une sorte de brouillage voire de gommage des aspérités, contradictions et clivages politiques, notamment en ce qui concerne cette distinction/différenciation entre une majorité qui gouverne et une opposition qui s’oppose, en ces temps particuliers qui nécessitent la mobilisation de toutes les énergies, de tous les moyens et de tous les efforts. Il y a aussi un impératif catégorique à conserver un état mental et psychologique de qualité pour combattre la maladie et travailler tous ensemble à sortir de la crise sanitaire. Ce devoir impérieux d’unité et de solidarité exige des acteurs le sens du dépassement au profit des intérêts supérieurs et transcendants de toute la collectivité nationale. Il faut encore préciser à ce niveau que les opposants qui s’aventureraient à critiquer avec virulence le régime dans ces moments extrêmement difficiles que traverse le pays, pourraient être désavoués et déconsidérés comme n’étant mus que par des intérêts personnels et partisans, et donc frappés d’une incapacité certaine à s’élever à la dimension des enjeux et de la gravité de l’heure.
Macky Sall n’est-il pas, politiquement parlant, en train de tirer profit de cette situation de Covid19, surtout avec l’aide alimentaire ?
Jean Charles Biagui : « La stratégie visant à distribuer une aide alimentaire a aussi des effets négatifs en termes de communication. Elle révèle à la face du monde un pays où la faim est loin d’être vaincue. Dans une certaine mesure, elle bat en brèche l’idée d’une société en émergence, l’idée d’un pays autosuffisant en riz. Les slogans du gouvernement sénégalais apparaissent ainsi au grand jour sans réelle consistance. L’aide alimentaire d’urgence est quelque part un aveu d’échec des politiques publiques de ces dernières années. Elle montre l’image d’un pays ou deux sacs de riz constituent une aubaine et un enjeu pour la plupart des ménages. Dans le même ordre d’idées, la demande d’annulation de la dette adressée aux bailleurs est un autre aveu de taille. Le gouvernement souligne par cet acte le caractère insoutenable de la dette et plus grave il semble nous dire que les dollars empruntés à notre nom n’ont pas permis de prendre en charge nos préoccupations sociétales. Au lieu de rompre avec le cycle infernal de l’endettement, nos gouvernants veulent saisir l’opportunité que leur offre le Covid-19 pour s’inscrire dans un autre cycle d’endettement.
Maurice Soudieck Dione : Le Président Sall tire naturellement profit de la situation en termes d’affirmation de son leadership sur le plan national et même international. Sur le plan national, il se pose et s’impose comme le chef principal autour de qui tous sont mobilisés pour les besoins de cette lutte contre l’épidémie. Le Président Sall bénéficie également d’un effet de solidarité grégaire, qui fait que face à un péril extérieur, la société a tendance à se souder, à faire montre de cohésion pour affronter le danger. Mais ces dividendes politiques engrangés peuvent être vite dissipés au sortir de la crise ; en ce moment, les difficultés économiques et sociales vont retomber sur le régime. Car il faut dire aussi que le Covid-19 a mis en évidence les carences et insuffisances du régime à bien des égards. Sur l’endettement à outrance du pays, surla négligence du service public de la santé, sur les questions relatives à l’utilisation pertinente des ressources publiques pour financer des investissements prioritaires et productifs. En ce sens, les infrastructures de prestige comme le TER, les infrastructures sportives coûteuses, le Centre international de conférence Abdou Diouf presque tout le temps fermé, après avoir englouti 53 milliards, pendant que les universités Amadou Makhtar Mbow et du Sine-Saloum sont en chantier depuis plusieurs années, en sont quelques illustrations… Au plan communicationnel, par rapport à la distribution de l’aide alimentaire d’urgence, on a vu le Président Sall défiler au port et passer en revue les tonnes de riz à distribuer ! Il y a là une politisation et une personnalisation de l’aide, comme s’il s’agissait d’une aumône qui dépendait du bon vouloir du Président et comme si les ressources utilisées lui appartenaient. De ce point de vue, on retrouve à travers une lecture sémiologique les tares de notre système politique, à savoir d’une part l’hyper-présidentialisation, autrement dit la concentration excessive et pernicieuse de tous les pouvoirs entre les mains du président de la République, et le néo-patrimonialisme, c’est-à-dire une confusion entre ressources publiques et ressources privées sous la férule d’un chef autoritaire qui en use et en abuse. Il faut également mettre en évidence les soupçons de scandales dans l’attribution des marchés des denrées et du transport ; ce qui est de nature à entacher l’image du régime surtout dans un contexte pareil de crise.
Si le président Macky Sall parvenait à bien gérer la crise, cela ne pourrait-il pas être une sorte de plus-value politique, en cas de… tentative de troisième mandat ?
Jean Charles Biagui : « La question du troisième mandat est une question d’ordre constitutionnel. Dans la lettre et dans l’esprit de la charte fondamentale, il n’est pas possible de faire plus de deux mandats consécutifs. Par conséquent, la gestion de la crise actuelle ne peut pas servir d’instrument de légitimation à une impossible candidature sur le plan juridique et politique. Si les stratégies de gestion de la crise portent leurs fruits, il est clair que le pouvoir pourrait en tirer un grand profit. Pour l’heure, nous n’en sommes pas encore là. Au contraire, la crise s’intensifie. Le nombre de personnes infectées du Covid-19 est en constante augmentation. Les cas communautaires se multiplient. L’économie est affectée. Les écoles, les universités et les lieux de culte sont fermés sans que le gouvernement ne puisse nous dire la date effective de leur réouverture. Le pouvoir joue sa crédibilité avec cette crise. Celle-ci montre, s’il en était encore besoin, le grand dénuement des installations hospitalières surtout à l’intérieur du pays. Le personnel médical qui fait aujourd’hui l’objet de toutes les attentions bénéficie d’un traitement salarial qui a longtemps fini de les démotiver. Tout cela était déjà connu des Sénégalais, mais le coronavirus a davantage mis en exergue cette réalité qu’il est impossible de cacher.
Maurice Soudieck Dione : « Je ne pense pas que cela puisse servir le Président Sall dans la perspective d’une troisième candidature. Il faut préciser qu’il y a depuis la Constitution du 22 janvier 2001, une constante dans la limitation des mandats à deux. Dans la controverse de 2011-2012 sur la troisième candidature du Président Wade, le principe de la limitation des mandats à deux n’était pas en cause, car le problème juridique était de savoir si le premier mandat du Président Wade (2000-2007) obtenu sous l’empire de la Constitution du 7 mars 1963 devait être comptabilisé ou non dans le nombre de mandats exécutés. Le peuple sénégalais a écarté vigoureusement cette hypothèse de troisième mandat en sanctionnant lourdement par les urnes le Président Wade et son régime en 2012. Avec un lourd tribut en pertes de vies humaines dans une élection de fortes tensions, qui a porté le Président Sall au pinacle ; celui-là même qui a initié le référendum de 2016.
Cette consultation populaire n’a pas changé totalement l’ordre constitutionnel, mais a simplement réformé la Charte fondamentale en vigueur, notamment en son article 27, duquel il appert que « Nul ne peut exercer plus de deux mandats successifs ». Benno Bokk Yaakaar, la coalition qui soutient le Président Sall a fait campagne en 2016 au référendum pour faire voter oui. Le Président Sall lui-même a affirmé le 31 décembre 2018, alors qu’il était en quête de réélection, qu’il lui restait un seul et dernier mandat si le peuple portait son choix sur lui en 2019, avant de revenir le 31 décembre de la même année répondre par «ni oui ni non » sur la question de la troisième candidature.
En définitive, tordre cette règle de la limitation des mandats à deux peut être de nature à installer l’instabilité et ouvrir des lendemains incertains pour le pays. Il y a aussi qu’une troisième candidature ne débouche pas inéluctablement sur un troisième mandat. Or, la manière dont les dirigeants quittent le pouvoir est cruciale pour leur vie après le pouvoir. Créer une confrontation à l’issue de laquelle on risque de sortir par la petite porte en mobilisant une majorité du peuple contre soi, n’est pas une manière judicieuse de se libérer du pouvoir encore moins de rentrer dans l’histoire.