La pandémie du Covid-19 a brusquement mis la planète entière à l’arrêt. L’Europe et les USA sont déstabilisés et peinent à s’en sortir. L’Afrique en est à ses premiers mois de contaminations et de riposte. On ne sait pas ce que les prochains mois, voire les prochaines semaines, réservent à notre continent. Un chaos indescriptible s’est emparé du monde, coincé entre confinement, couvre-feu, état d’urgence, interdiction de circuler…. Le monde entier connaît une perturbation sans précédente. Du jamais vu depuis la seconde guerre mondiale, disent certains, comme la chancelière allemande Angela Merkel, par exemple. Pour comprendre la crise, sa dimension humaine et ses implications géopolitiques, Ouestaf News a interrogé, via courrier électronique, le socio-anthropologue sénégalais Abdou Ndao.
Entretien.
Ouestafnews – Quel est le regard de l’anthropologue que vous êtes sur le bouleversement planétaire que nous sommes en train de vivre? Abdou Ndao – Il n’existe rien de nouveau notamment lorsqu’on revisite l’histoire des pandémies. Depuis des siècles, les hommes sous différentes facettes ont expérimenté ou vécu des pandémies avec leurs lots de morts parfois plus important que celui de Covid-19. Les stratégies de confinement déployées ne sont pas nouvelles également. Elles sont connues depuis la peste en passant par d’autres pathologies. Ce qui a sans doute changé, c’est que cette pandémie a déstructuré l’économie mondiale sur fond d’accusations de déstabilisation géostratégique. La pandémie devient ainsi un instrument de déstabilisation voire de chaos ou de désordre déjà théorisé par certains cercles intellectuels du monde occidental. Tout semble faire croire que tout ceci relève d’une main invisible pour restructurer un nouvel désordre mondial, pour fonder un autre ordre qui risque encore d’être plus cruel dans la stratégie globale de captage et de contrôle des ressources. A mon avis on exagère ces bouleversements du moins leur portée comparativement à l’histoire des pandémies. Pourtant la grippe, le paludisme, les hépatites…tuent plus que le Covid-19. Mais restent encore plus circonscrites au plan viral. On se demande si les bouleversements dont on parle et qui semblent si planétaires ne sont conçus ou perçus comme tels que parce qu’ils touchent les fondements de l’économie capitaliste qui paiera un lourd tribut après Covid-19.
Ouestafnews – A vous entendre, l’inquiétude n’est pas du coté sanitaire mais plutôt du coté économique ? A.N – On peut voir quelque chose qui me semble plus relever du paradoxe que de bouleversements structurels. Comment se fait-il que ce monde soit capable d’aller sur Mars mais incapable de fabriquer des masques suffisants. Les tenants de cette vision étaient sans doute loin d’imaginer les contrecoups et effets pervers d’une mise à mort graduelle de leurs unités de transformation au nom du profit. Ce qui aussi me parait paradoxal, c’est que subitement, le monde se découvre une nouvelle identité « parentale ». Le paradoxe est criard entre la configuration objective du monde devenu planétaire de par la circulation des ressources multiformes, de par sa globalisation tant vantée, de par la déstructuration des territorialités et les cloisonnements de plus en plus forts érigés notamment par l’Occident.
Ouestafnews – Les passerelles, comme vous dites, vont-elles survivre à la pandémie ?
A.N – Je crois que l’après Corona19 ne changera pas fondamentalement cette donne car rien ne change sur les rapports de domination et les mécanismes d’exploitation et les inégalités à travers le monde. Il faut être naïf pour penser que d’un coup de baguette magique, le monde se transforme radicalement sans que les processus objectifs qui sont au fondement des inégalités structurelles ne soient démantelés. Bien évidemment, il faut se garder d’un nihilisme béat qui refuse de voir les opportunités offertes par cette crise. Même si je suis pessimiste sur l’après Covid-19, force est de reconnaitre que le monde tient ici une belle occasion de changer sa base inégalitaire à condition de s’attaquer aux causes réelles et de redéfinir un nouvel ordre fondé sur la dignité des peuples. Si l’après Coronavirus 19 ne gagne pas ce combat de l’empathie et de la justice, il aura fini de perdre son âme au profit de forces plus violentes et plus rétrogrades. Ouestafnews- Parmi les mesures envisagées pour venir à bout de la maladie, certains préconisent le confinement des populations, est-ce une mesure pertinente selon vous ? A.N – Je n’en sais rien et je préfère m’en tenir à des expertises connues dans ce sens. En revanche, nous pouvons synthétiser de façon comparative ce qui se fait à l’échelle mondiale en matière de confinement. Ce que je sais c’est qu’une mesure doit être conforme à des contextes et des réalités comme nous le voyons en Asie avec l’usage très avancé de la robotique. Notre pays ne dispose pas de ces infrastructures et doit s’ajuster en conséquence. Nous sommes un pays d’informel avec tous ces acteurs économiques qui se lèvent le matin pour assurer la dépense quotidienne. Je sais seulement qu’il faut avoir les moyens d’un confinement. Est-ce le cas ? Je n’en sais rien ou je dirais que j’ai des doutes sur sa faisabilité. Mais il semble que c’est la solution idéale même si j’ai lu d’autres éminences qui sont contre. En revanche, il me parait important de respecter les consignes de nos structures sanitaires. En attendant nous sommes sur le registre du couvre-feu et de l’état d’urgence et une stratégie fondée sur la distanciation sociale. Ouestafnews- L’Afrique est relativement moins touchée, pourtant certains Occidentaux persistent à prédire le pire pour nous, et d’autres veulent faire du continent le champ d’expérimentation des vaccins, qu’en pensez-vous ? A.N – Je ne crois pas qu’on puisse généraliser le propos et l’attribuer à tous les Européens, car certains sont aussi choqués que nous dans cette fausse instrumentalisation du chaos en Afrique. L’Europe est celle qui a le plus produit de recherches en Afrique et sur les Africains. Malgré tout, c’est cette Europe qui est celle qui porte le plus de préjugés sur les Africains. Il n’y a guère longtemps, l’anthropologie biologique mesurait les mensurations crâniennes des Africains et d’autres tests aussi horribles au nom de la science. Les télés et radios ne parlent de l’Afrique que sous les mauvais rapports de la faim et de la maladie. Ceci depuis des décennies. Je crois que tout ceci a structuré certaines visions sur l’Afrique et les Africains. Cela ne relève pas nécessairement du racisme, mais parfois de l’ignorance crasse. C’est aux Africains de se faire respecter. Je crois que l’un des vrais bouleversements du monde, c’est cette masse critique des jeunes Africains aussi instruits que les Européens qui sont en sentinelle permanente dans les réseaux sociaux et d’autres plateformes pour veiller sur l’image de l’Afrique face à des racistes primaires ou spécialisés. De plus en plus, chacun fait attention à ne pas débiter des insanités. Je pense que c’est une excellente
chose.
Ouestafnews – Quelles leçons l’humanité doit-elle tirer de cette crise sanitaire ?
A.N –Je crois qu’il faut se rendre compte que la crise n’est pas encore terminée et qu’il est difficile de mettre en place des dispositifs analytiques aboutis, car il manque encore des indicateurs de projection (…) Je rajouterai les leçons à tirer sur l’urgence d’investir plus de ressources dans la santé et l’éducation. Les pandémies comme le montre l’histoire des maladies sont cycliques. Il nous faut nous doter d’une vraie stratégie nationale, régionale de lutte contre les pandémies à l’horizon 2050. Sans anticipation, point d’efficacité. En analysant une partie du comportement désinvolte de nos compatriotes, on voit bien ce que cela coûte de négliger l’éducation et la santé. Ouestafnews – A votre avis, l’Afrique pourrait-elle s’en sortir ? A.N – Il reste un élément factuel sur le fait que l’Afrique, restera vulnérable aux chocs, avec ou sans Covid 19, si on ne trouve pas des réponses structurelles à nos défis de développement de tout court. La crise offre l’occasion de voir de manière factuelle nos défis qui étaient là, visibles, ou en latence En revanche plusieurs structures et institutions réfléchissent sur comment gouverner l’imprévisible, car le Covid-19 relève de ces imprévisibles. Déjà en 2007, le philosophe, essayiste libanais Nassim Nicholas Taleb publiait un Essai qui s’intitule : « Cygne Noir». Ce probabiliste mettait l’accent sur la puissance de l’imprévisible. Ce concept désigne un évènement improbable dont l’impact est considérable mais qui apparait rétrospectivement comme prévisible. L’auteur convoque trois évènements majeurs de l’histoire et qui sont caractéristiques de la théorie du cygne noir : les attentats du 11 septembre, la crise des subprimes et la pandémie du Corona-19. Et pourtant comme le suggère le cygne noir, nous étions en face d’indicateurs précis qui laissaient entrevoir que nous allions vers cette pandémie du Covid-19. Trois éléments explicatifs peuvent être convoqués tout d’abord il ya eu les épidémies similaires (SRAS -Syndrome respiratoire aigu sévère et MERS –Syndrome respiratoire du Moyen-Orient, ndlr) sans qu’aucun traitement curatif ne soit développé. Ensuite l’OMS (Organisation mondiale de la santé) dès 2018 avait alerté au sommet mondial de Dubaï de l’imminence d’une épidémie dévastatrice. Le manque structurel de moyens des systèmes de santé dans les pays du sud, notamment avec les coupes budgétaires. Il faudra sans doute attendre la fin de la crise pour mieux améliorer ce schéma du cygne noir et mieux juger si l’Afrique va s’en sortir. De toute façon, c’est le monde qui doit s’en sortir ou personne. Malgré les cris d’orfraie, les désinvoltures et indisciplines notés par ici et par là, il faut reconnaitre qu’à ce stade, notre pays s’en sort relativement bien et l’Afrique de façon générale. Il faudra redoubler de vigilance et faire mentir tous ces oiseaux de mauvais augure qui n’attendent que cela pour nous ramener leurs experts et humanitaires. Ce cynisme humanitaire est sans doute une des plus grandes gangrènes du 21è siècle.MN-ON/ts
Covid-19:tragédies,réalismes et espérances (Editorial)Par Hamadou Tidiane Sy*
Au sortir de la grande guerre, l’Europe avait dit “jamais plus ça !”. Et son destin a basculé. Par la seule volonté de ses dirigeants. Ces derniers avaient su tirer les leçons d’une histoire tragique et désastreuse. Ils en ont fait le moteur d’un avenir à construire et qu’ils ont construit. Pourtant, avec ses 60 millions de morts et toute la souffrance humaine qu’elle a
engendrée, la seconde guerre mondiale fut une horreur. Nonobstant ce côté sombre, elle fut transformée en une belle opportunité. Elle permit à l’Europe, avec réalisme, de lancer l’idée de ce qui va, étape après étape, conduire à ce que nous connaissons aujourd’hui sous l’appellation d’Union européenne ! La naissance en 1951 de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (Ceca), fut une réponse humaine à une tragédie sans précédent. Elle reste, au même titre que les deux guerres mondiales, un marqueur dans l’histoire de l’Europe. Ainsi que du monde des organisations internationales et des entités dites « supranationales », d’ailleurs.
Signé dans les années de l’immédiat après-guerre, le traité de Paris (1951), qui annonce la naissance de la Ceca, effective en 1952, avait comme objectif clairement affiché d’éviter qu’une nouvelle guerre n’éclate dans l’espace européen. « Jamais plus ça ! », s’étaient-ils promis. C’est donc sur les cendres laissées par le feu atroce de la guerre que l’Europe a su trouver le tremplin vers un nouveau départ, pour bâtir un projet économique et politique majeur. Projet qui lui permettra de se reconstruire et de traverser plus de sept décennies de prospérité relative. De paix et de coopération, surtout. Quoi qu’en disent ses critiques aujourd’hui, et en dépit du récent Brexit – qui traduit plus un essoufflement qu’une tare congénitale – le projet européen aura permis à des nations jadis en guerre, de se reconstruire et de se tracer un nouveau destin ! Dans l’historiographie officielle, côté français en tout cas, on attribue ce succès à « l’audace » de Robert Schumann, ministre français des Affaires étrangères, qui en 1950 eu la fabuleuse idée de proposer son « plan » qui mènera à la Ceca. Le reste,
c’est de
Quel lien avec
l’histoire.
le Covid-19 ?
Nos Etats, dépourvus d’infrastructures sanitaires aux normes, vidés de leurs personnels soignants partis monnayer leurs talents ailleurs, vivent avec le covid-19 une tragédie sanitaire. Une tragédie mondiale qui n’épargne presque aucun pays, certes. Mais pour l’Afrique, c’est une crise assez particulière. Des oiseaux de mauvais augure nous ont d’ailleurs prédit des millions de morts. Je n’y crois pas, mais ce n’est pas le propos ici. Ce qu’on ne peut nier : oui, la crise survient dans des pays aux systèmes de santé fragiles. Des hôpitaux et dispensaires réduits à leur plus simple expression. Un total de « 95 lits » capables d’accueillir les cas graves, dans un pays d’environ 16 millions d’habitants, disaient les autorités sanitaires sénégalaises pour rassurer leurs compatriotes. Ridicule, face à une maladie dont le taux de propagation est hors- normes.
C’est en cela que cette tragédie revêt pour les Africains un caractère singulier. Alors que des tragédies sanitaires, l’Afrique en a connues, en connaît toujours. La tragédie permanente du paludisme : 228 millions de cas dans le monde en 2018, dont les 93 % en Afrique. Sur les 405.000 morts de cette maladie cette année-là, les 98 % sont des Africains, si on se fie aux chiffres de l’OMS. La tragédie du sida, ses effets pervers et désastreux sur les ressources humaines ces deux à trois dernières décennies. La tragédie interminable des épidémies d’Ebola : cycliques et meurtrières. Des tragédies sanitaires récurrentes qui auraient déjà dû nous ouvrir les yeux. Nous alerter. Nous pousser à la recherche de solution, à l’action et au réalisme. Nous pousser à l’audace, afin d’en finir avec le mal et nous tracer de nouvelles voies. Hélas, jusque- là, toutes ces tragédies ont laissé nos dirigeants de marbre. Avec notre complicité peut-être ?
La tragédie, c’est de savoir que pendant des décennies, ces dirigeants ont préféré aller se soigner en Europe et aux USA plutôt que d’investir dans les infrastructures de santé de leurs propres pays. D’avoir, sans gêne, laissé nos hôpitaux devenir des mouroirs pour le petit peuple. Nous aurions dû agir depuis longtemps. Nous ne l’avons pas fait. Ironie du sort, pour cette fois, ceux vers qui nos dirigeants se sont toujours tournés pour, de manière éhontée, quémander de l’aide, sont préoccupés par leurs propres populations, plutôt qu’à répondre à des appels de détresse. On peut, tout cynisme mis de côté, dire : « à quelque chose malheur est bon ». Ne voilà-t-il pas que tout d’un coup, et comme par enchantement, partout sur le continent, nous voyons exploser la créativité de nos populations face à la pandémie : l’engagement de la jeunesse dans les programmes de sensibilisation ; la générosité des hommes d’affaires ; l’inventivité des universités dans la conception de respirateurs artificiels et de gels ; le génie créateur de nos artisans dans la fabrication des masques…
Il y a eu aussi – c’est à mon sens nouveau et très salutaire – l’émergence d’une opinion publique africaine forte et exigeante. Connectée au monde. Prête à défendre le continent. Au point d’obtenir des excuses publiques de grands noms de la science en France ! Qui l’eût cru ? C’est là que j’entrevois l’espoir. L’espérance vient de ce réalisme affiché pour faire face tous ensemble à l’adversité. Le salut viendra de toutes ces initiatives. Locales et dispersées certes, mais qui peuvent êtres connectées et se compléter. Qu’elles réussissent ou échouent, elles traduisent une aspiration profonde des peuples africains au changement qualitatif de leurs vies, longtemps chahutées par un leadership défaillant. Il faut compter sur ce sursaut salvateur et le maintenir en vie. S’y appuyer plus qu’il ne faut écouter les alertes intéressés et hypocrites de l’Organisation des nations unies. Peut-on d’ailleurs en profiter pour répéter ici que l’ONU et sa bureaucratie, ne sauveront pas l’Afrique. Ni l’ONU, ni ses multiples agences, ni ses programmes et démembrements qui noyautent tout dans nos pays. Si espérance il y a et si salut il doit y avoir demain, il faudra aller les trouver ailleurs. Pour ma part, je mise sur cet élan créateur. Je trouve requinquant cette inventivité salvatrice et cet enthousiasme soudain, retrouvés par les fils du continent, plongé en pleine crise pourtant ! A présent, il ne nous reste donc plus que l’audace. L’audace de dire « jamais plus ça ». L’audace de vouloir prendre notre destin en main.*Journaliste, fondateur d’Ouestaf News, Ashoka & Knight News and Knowledge Fellow, Fulbright New Century Scholar