Le gouvernement a tourné la page des anciens permis de conduire, sous format papier, communément appelés « permis roses ». Ils sont remplacés, depuis le 1er janvier 2020, par les nouveaux permis dits numérisés qui sont jugés « illégaux», parce que n’étant pas institués par aucune loi. Une situation qui frise un gros scandale autour d’un projet qui a coûté plus de 9 milliards francs CFA au contribuable sénégalais. Seneweb a mené l’enquête.
Alors que bon nombre de conducteurs sénégalais s’interrogent encore sur les « difficiles » conditions d’acquisition des nouveaux permis, le coordonnateur du Forum civil, Birahim Seck, fait une révélation de taille: «Les nouveaux permis de conduire sont illégaux !». Invoquant le «parallélisme des formes», il souligne avec insistance que ces permis n’ont aucune base législative contrairement aux cartes d’identité nationale.
«Les anciennes cartes d’identité (plastifiées) ont été régies par la loi 62-14 du 20 février 1962 et pour les changer en cartes numériques, en 2005, avec Macky Sall, comme Premier ministre, il a fallu abroger et remplacer cette loi-là par celle 2005-28 du 8 septembre 2005 qui institue la carte nationale numérisée. Et encore, pour en arriver à la carte biométrique, en 2016, on a également voté une loi (2006-09 du 14 mars 2016) qui institue à nouveau la carte d’identité biométrique. C’est la règle juridique», a-t-il renseigné à Seneweb, dénonçant par conséquent, «une grosse illégalité» de la part des services du ministère des Transports terrestres.
Selon lui, il n’existe aucune loi instituant les permis dits numérisés dans un contexte où le gouvernement s’agrippe sur un décret qui ne peut pas remplacer une loi.
Car, à en croire Seck, «avant que le contractuel ne confectionne les cartes, il fallait d’abord prendre une loi pour instituer ces nouveaux permis».
Mieux, précise-t-il, « l’article 1er de la loi de 2002, évoqué par le ministère, n’incrimine pas les permis de couleur « rose » mais plutôt celui qui conduit un véhicule hors de sa catégorie. Par conséquent, il ne remet nullement en cause la validité des permis en papier ».
« Transposition des données d’un support à un autre »
Interpellé par Seneweb, le directeur adjoint des transports routiers n’est pas allé par quatre-chemins pour contredire ce membre de la société civile.
D’emblée, Modou Kane Diaw précise qu’il ne s’agit pas ici d’une réforme de fond, qui nécessiterait une nouvelle loi, mais plutôt d’une « simple transposition » des données d’un support à un autre.
D’après Diaw, « c’est la loi 2002-30 qui régit le Code de la route avec son décret d’application de 2004. Il est dit dans ce texte que nul ne peut conduire s’il ne détient pas de permis pour la catégorie de véhicule qu’il conduit. Et les modalités de délivrance et les différentes catégories de permis ont été décrites dans le décret d’application ».
Le directeur adjoint des transports routiers d’ajouter dans la foulée que « la loi parle de permis de conduire, alors que notre projet ne fait que changer de support du permis, c’est-à-dire de passer du papier à un support sécurisé numérisé à puce sans contact ».
Par ailleurs, Diaw, qui persiste et signe que l’administration routière n’a pas changé les fondamentaux du permis, jure que les nouveaux ont bien sûr une base légale.
Car, détaille-t-il, «tout cela a été visé dans l’annexe ‘M’ du Code de la route qui parle des catégories. Et ça été modifié par un décret présidentiel n°2018-711 qui concerne également le système de numérotation, et le groupe sanguin. C’est cela la base légale».
Un détail qui est bien mentionné dans ce document que nous avons consulté.
Notre interlocuteur souligne d’ailleurs que sur proposition du président de la République, la durée de validité des permis a aussi été harmonisée.
Une autre source du ministère des Transports dit ne pas vouloir se prononcer sur « l’illégalité ou pas » de ces nouveaux permis, ce « qui n’est pas de (son) domaine ». Mais, il a loué « la pertinence » de ce projet qui, d’après lui, va permettre à notre pays de franchir un pas en avant face au défi de la sécurité routière.
Un investissement de 9,6 milliards FCFA
Par ailleurs, s’agissant de la procédure de remplacement, Modou Kane Diaw, directeur adjoint du transport routier, fait comprendre que c’est pour honorer des engagements déjà pris par le gouvernement.
«En faisant en partenariat public-privé, il fallait rassurer le privé de devenir investir pour soulager le budget de l’Etat, pour lui dire qu’on va légiférer pour que les gens puissent venir changer leurs permis de conduire dans les délais. Parce qu’il ne peut pas investir 9 milliards 600 millions pour attendre que les gens changent les permis dans 10 ans», a-t-il notamment martelé. Précisant que c’est dans ce sens qu’un décret présidentiel avait été pris en 2018 pour remplacer les permis à papier (rose) en support carte à puce multi applicative -sans contact- qui est lue via une tablette bluetooth.
Mais, pour Seck, l’argument du contrat de partenariat ne peut prospérer, car un contrat ne peut nullement prendre le dessus sur une loi, il y prend sa source.
En tous cas, il ressort de nos investigations qu’il s’agit en réalité d’une convention de concession conclue avec le groupement ‘’Gemalto/face technologie’’, entreprise néerlandaise, pour la production et la gestion des titres de transport sécurisés ainsi que la production et la pose des plaques d’immatriculation sécurisées. Cette délégation de service public, signée le 23 juin 2017, par Mansour Elimane Kane, alors ministre des Infrastructures, des transports terrestres et du désenclavement, s’étale sur une durée de 10 ans.
En tout état de cause, «le décret de 2018 prévoit, en son article 5, que le ministre va planifier le remplacement », ajoute Diaw qui informe qu’il a été demandé au concessionnaire de mettre tout un dispositif logistique pour absorber la demande. C’est ce qui explique les «nombreux» centres mis en place pour accélérer la procédure de remplacement, d’après toujours le technicien.
«Pour le cadre légal, il n’y a aucune modification, les fondamentaux n’ont pas changé. Ce sont seulement les décrets d’application où il y a des modalités, les catégories de permis et la façon de passer les permis qui ont été modifiés. On a pris toutes les précautions», a enfin rappelé l’initiateur du projet.
Là aussi, le patron du Forum civil, qui parle d’arnaque, demande la valeur du numérique dans cette opération du ministère sur les nouveaux permis.
Toutefois, il convient de signaler que le décret n°2018-711 signé le 5 avril 2018 et dont fait allusion le directeur adjoint des transports n’a fait que modifier l’article 94 et les annexes ‘L’ et ‘M’ du décret n°2004-13 du 19 janvier 2004 fixant les modalités d’application de la loi n°2002-30 portant code de la route.
«Constitution violée»
Mais, ce décret ne suffisait pas pour procéder au changement de ces permis. C’est du moins, la conviction d’un juriste que nous avons interpellé sur la question. Pour lui, la constitution est très claire là-dessus. Elle fixe le domaine de la loi notamment dans son article 67.
«Les autorités ont violé la constitution», martèle-t-il d’emblée soulignant que «la loi fixe les règles concernant, d’après les dispositions de l’article précité, les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques, les sujétions imposées par la défense nationale aux citoyens en leur personne et en leurs biens».
Il souligne que ces règles concernent également «la nationalité, l’état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et libéralités ». L’«état » d’une personne étant constitué par l’ensemble des règles qui définissent la personnalité juridique d’une personne physique et qui l’individualisent par rapport à sa famille et aux autres personnes. Il comprend principalement ses prénoms et nom de famille, son lieu et sa date de naissance, sa filiation, sa capacité civile, son domicile, sa situation au regard de l’institution du mariage (célibataire, marié, divorcé).
En plus clair, insiste notre interlocuteur, pour pouvoir légiférer ces domaines affectant la situation des personnes, il faut impérativement une loi.
Ce que confirme Birahim Seck, qui pense qu’en procédant de la sorte, les autorités compétentes sont dans une logique de continuité et non dans une rupture.
« Assiette fiscale »
D’ailleurs, le coordonnateur de la section sénégalaise de Transparency International trouve « inconcevable » de vouloir invalider les permis de couleur « rose » et de faire payer à nouveau les citoyens avec son lot de « désagréments et de pertes économiques ».
«Les décrets ne définissent que les modalités de délivrance des permis. Mais, avant de parler de délivrance, il faut d’abord confectionner. Et plus grave, ils ont dit qu’ils ont juste déplacé des données vers un autre support», soutient-il. Et d’ajouter que «le fait de déplacer des données en y augmentant uniquement le groupe sanguin, cela ne peut pas rendre invalide l’ancien permis. S’ils n’ont pas touché les fondamentaux du permis, (cela) ne justifie pas le fait de rendre invalide le permis rose ».
De son côté, El Hadj Amath Thiam, juriste consultant, estime qu’au-delà du respect du parallélisme des formes, le fait que l’argent encaissé pour l’occasion soit versé dans les caisses de l’État, méritait une nouvelle loi.
« On a avancé la thèse selon laquelle, les conducteurs qui n’auront pas remplacé leurs permis dans les délais, vont devoir débourser la somme de 20.000 francs CFA à savoir une amende de 10.000 F et 10.000 F pour les frais de timbres. C’est une nouvelle assiette fiscale. Or, dans la rigueur des principes, toute assiette fiscale doit être créée par une loi », a-t-il fait savoir, rappelant la loi de 1962 instituant les anciens permis de conduire.