Les jeunes gens qui se battent

par admin

Mardi 31 décembre 2019. 17 h 40. Je me suis affalé dans le fauteuil depuis 30 minutes. Je discute avec un ami sur WhatsApp. Nous nous remémorons les instants joyeux passés ensemble, quelques années en arrière, lors des fêtes de fin d’année. Alors que nous rions, enchantés et heureux de refaire le passé, je reçois un appel de mon frère. 

– Il y avait une manifestation, des activistes ont été interpellés. Rass en fait partie.

Ma première réaction, à ce coup de fil, a été de répondre que c’était impossible, car j’étais en compagnie de ce dernier un peu plus tôt. Mon frère me dit que c’est Rass, lui-même, qui l’a appelé. Il était dans le fourgon de police, qui partait pour le commissariat de Grand-Yoff. Il faisait partie d’un petit groupe qui a décidé d’organiser un sit-in devant le Camp pénal pour demander la libération de Guy Marius Sagna et des autres activistes, toujours en prison.

Rass, c’est notre petit-frère. Je l’ai vu il y a moins de deux heures. J’ai quitté très tôt mon bureau, à 15 heures 30, et je suis passé dans l’entreprise où il travaille. J’étais même étonné de l’y trouver, alors qu’une manifestation était organisée à la Place de l’Indépendance, contre la hausse du prix de l’électricité et pour la libération des activistes. Il est, en effet, de tous les cortèges, qu’ils soient interdits ou autorisés.

J’avais discuté avec lui. Il était prévu qu’il rentre à Rufisque pour la Saint-Sylvestre, et qu’il aille à un concert au stade Ngalandou Diouf. Il m’avait aussi dit qu’un autre plan lui trottait dans la tête : passer la soirée à Ngor dans un restaurant tenu par un de ses amis. Je l’avais chahuté pour son indécision. Et lui promettait de lui remettre de l’argent avant vendredi, pour une connaissance commune, qui a vue sa facture d’électricité exploser le mois dernier. Elle n’avait pas les moyens de payer. Elle élève, seule, ses enfants. Rass avait suggéré que nous nous cotisions pour l’aider.

Ma soirée était déjà planifiée. Un ami m’avait invité chez lui, pour regarder à la télévision l’allocution du chef de l’Etat, puis nous devions manger et passer le réveillon du jour de l’An avec sa famille. Finalement, j’avais trouvé cette proposition plus séduisante que mon envie d’aller voir le concert d’Anthony B à la Place du Souvenir. Après le coup de fil de mon frère, je me suis précipité pour me changer et je me suis engouffré dans un taxi, direction le commissariat de Grand-Yoff.

Avec ses embouteillages monstres, Dakar est un fracas absolu, surtout pendant les jours de fêtes. Son effervescence semble indécente. Elle devient éclectique et possessive. Elle agit comme un tourbillon qui secoue les choses et les êtres pour les traîner dans son épicentre infernal. L’atmosphère poussiéreuse, les corps culbutés dans le désordre, la musique étouffante, les voitures élancées dans l’encombrement, l’incohérence et la démesure des immeubles, le mélange bouillonnant des couleurs, le remue-ménage des souks, les petites et grandes odeurs. C’est un engrenage abusé. Quelle est l’unité de cette énergie fiévreuse ? Son bassin-versant ? D’où vont se perdre ces ombres tapageuses, ce condensé de vie, cette vigueur décharnée ? Toutes les fertilités de ce mouvement délirant ?

Le taxi arrive devant la mosquée en construction de Liberté VI, lorsque mon frère m’appelle pour me dire que Rass et les autres jeunes arrêtés ont été transférés au commissariat central de Dakar. Je négocie à 2500 F CFA, le prix supplémentaire, pour que nous continuions jusqu’au Plateau. Au total, j’ai payé 4500 F CFA. Arrivé au poste de police, je trouve une dizaine d’activistes qui venaient témoigner leur solidarité à leurs camarades. Je remarque que la moitié, au moins, de ces personnes, sont des femmes. L’une d’elles est arrivée de Thiès, tard dans la soirée. Elles me diront plus tard – nous avons passé trois jours ensemble, entre le commissariat de police et le tribunal de Dakar à organiser les repas surtout -, qu’elles m’épiaient le premier soir. J’avais l’air d’un flic, selon eux ; ils savent qu’ils sont infiltrés. Et comme mon frère est un électron libre, ils se méfient. Je sens ce groupe, en majorité constitué de membres de « Nittu Dëgg/Valeurs » et « Frapp/France dégage », totalement généreux et désintéressé. Déterminé, aussi. Une minorité ne se revendique d’aucun mouvement constitué. J’observe, aussi, qu’ils ne sont pas issus de la classe sociale supérieure.

L’un de ces individus m’a particulièrement marqué. Fallou porte en permanence un ensemble patchwork, chemise courte, pantalon bouffant. Ses pieds immenses se découvrent au bout de ses sandales en cuir élimées. Sa figure ronde lui donne un aspect sérieux. Il vend des téléphones dans un marché de Dakar. Il habite en banlieue, à Keur Mbaye Fall. Il insiste pour me faire comprendre qu’il a sa propre boutique, qu’il l’a fermée pour soutenir ses camarades. Il philosophe sur la société sénégalaise. Il me parle de démission des jeunes qui préfèrent la tentation de la fuite et l’oisiveté, au lieu de de se battre, chez eux, et s’il le faut d’y mourir. Il dit qu’il y a trop de lâchetés et d’hypocrisie dans la société sénégalaise. Une démission injustifiée. Je l’écoute profondément. Il est marié. Sa mère est souffrante, des problèmes cardiaques. Il me dit qu’il va à toutes les manifestations, parce qu’il voit des choses insensées autour de lui, que le pays va mal. Il redoute d’être un jour arrêté, et que sa mère en perde la vie, d’une crise cardiaque. J’admire son panache et la simplicité de son caractère.

Après renseignements, j’apprends que neuf activistes, au total, sont détenus. Un avocat a déjà été commis et ils sont entendus par un inspecteur de police. Les activistes arrêtés travaillent, tous, hormis les deux étudiants du groupe. Pourquoi ces jeunes personnes ont décidé de profaner cette soirée de gaieté et de bonheur partagé ? D’arrêter leur travail, pour former un équipage, voué peut-être à l’échec, et risquer leur liberté ? Ne comprennent-ils pas l’importance du réveillon de la Saint-Sylvestre comme les jeunes gens de leur âge ? Sont-ils simplement inconscients et sans aucun sens de la responsabilité ?

En vérité, ils se battent pour vivre dans un pays habitable. Ils ont décidé de ne pas fuir le Sénégal, de dire par leur mécontentement, que ce pays résonne absolument en eux, qu’ils doivent vivre et souffrir. Ici. Qu’ils ont l’obligation de veiller à ce que le président et son gouvernement respectent les tâches qui leur sont confiées. Ils réaffirment dans la fougue de leur jeunesse et l’élan de leur esprit indépendant que la liberté n’a pas de prix. Que cette liberté fait vivre la démocratie et maintient la République. Que les lois limitant la liberté ne sont pas nécessaires. Et que la liberté devrait être l’enthousiasme premier d’une jeunesse, dans un pays normal. Ils passeront les deux premiers jours de 2020 en prison. Pour avoir exercé un droit constitutionnel et décrié le sort d’autres citoyens, dont les droits sont confisqués.

La hausse du prix de l’électricité est une attaque contre les classes sociales inférieures. La justification de cette augmentation par l’équité territoriale n’est pas sérieuse. La cause de cette décision ne leurre personne : les difficultés financières du gouvernement, consécutives à une année d’élection. L’Etat du Sénégal dépense beaucoup d’argent pour des projets foireux, des institutions sans aucune utilité, des équipements coûteux et superflus. Il entretient beaucoup d’oisifs pour une affaire de politique, de mauvaise politique. La morale élémentaire voudrait que le président de la République trouve des solutions à la faible gouvernance avant de demander aux populations, qui joignent difficilement les deux bouts, de participer à l’effort de renflouement des caisses communes, utilisées parfois à des fins politiques.

L’hostilité à cette mesure est saine. Elle doit pouvoir se manifester dans chaque coin de ce pays. Nous sommes censés vivre dans une République démocratique. Cela veut dire qu’aucun lieu public n’est affecté, en tant que propriété, à une noblesse. Aucun espace de cette terre ne doit constituer un périmètre barricadé, délimité pour les élites, où l’on ne pourrait se sentir entièrement sénégalais. Y crier sa colère ou y déverser l’euphorie de ses joies. L’occuper. On ne peut pas servir l’argument de la sacralité des institutions pour fracasser à chaque fois les intérêts populaires, ou astreindre les citoyens à surseoir à leurs droits. Les institutions, bien entendu, méritent le respect mais elles n’ont rien de sacré, surtout dans un pays où elles ne font marcher ni l’économie, ni l’épanouissement humain. Elles sont vides et impuissantes, car trop partiales, complètement chargées de pression politique. Elles ont rompu le dialogue constructif, la vertu de l’équité et de la transparence.

Les institutions participent beaucoup au délitement de la décence commune. Il n’y a pas plus ou moins de démocratie. Il y a la démocratie, tout simplement. Les décisions prises ne sont fondées sur la légalité que lorsqu’elles tiennent compte de l’aspiration des citoyens. La fragilité institutionnelle s’observe aussi dans le fait de confirmer un arrêté illégitime, contraire à la Constitution et aux droits naturels des citoyens, en invoquant l’ordre public. Au Sénégal, la tranquillité et la sécurité peuvent largement être assurées par un service d’ordre, lors des manifestations. Sinon, c’est l’aveu de capacités administratives limitées et de carence de l’autorité publique.

L’espoir vaincu. La violence de l’Etat, face à des manifestants, qui ne présentent aucun risque de danger, est excessive. Totalement injustifiée. Ceux qui s’en servent délibérément le font en dépit du bon sens. Peut-être qu’ils sont dénués de cette forme élevée d’élégance morale, qui fait que les forts sont sages : la magnanimité. Les jeunes qui manifestent, et qui sont jaloux de leur liberté, devraient être les alliés de chaque pouvoir qui prétend défendre la justice sociale. Leurs réquisitoires et manifestes sont utiles. Ils ne mènent pas la vie bohème d’une bourgeoisie désensibilisée des problèmes réels du pays, vautrée dans une illusion permanente, sans boussole, laquais de tous les pouvoirs religieux comme politique, et qui veut construire New York à Dakar, avec KFC, champagnes grands crus les soirs de Noël, franglais ridicule sur internet et dans les incubateurs de startups. Cette caste présomptueuse, confuse dans toutes ses prétentions, ne fera pas décoller le Sénégal. Elle n’a jamais eu conscience de son rôle.

Guy Marius Sagna et les autres n’ont pas leur place en prison. Il faut aider ces insurgés – leur tort est de refuser l’immobilisme – à garder un espoir intrépide pour le Sénégal. Car la jeunesse sénégalaise, majoritairement, meurt d’ennui, se ronge les pouces, en rêvant de s’exiler dans un paradis occidental chimérique. Même s’il faut crever dans le désert ou affronter les vagues gigantesques de l’Atlantique. Avoir un attachement fondamental à un pays, que 75 % de jeunes veulent quitter, est, en quelque sorte, un choix héroïque.

L’enfer est ici. Les jeunes gens qui se battent ont le désir de construire une utopie heureuse chez eux, malgré tous les indicateurs structurels négatifs. Ce n’est pas banal. Ils sont l’esprit d’un futur non hypothétique. Ce sont eux qui écriront l’histoire d’un avenir meilleur. Ils sont dans l’action émancipatrice qui mène les nations vers l’âge de liberté, puis de responsabilité, et enfin d’abondance. Le comportement des autorités, à leur égard, est révélateur de l’orientation d’un pays. De ses tendances d’autorité, de justice, de morale. Il nous édifie sur les agrégats et les pratiques qui créent la misère. 

 

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