Le tabou de l’avortement

par admin

Malgré les nombreux cas d’avortement et d’infanticide, la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) tarde toujours à se faire au Sénégal. La situation reste bloquée. Les femmes sont contraintes à avorter dans des conditions médicales dramatiques, à cause des lois très restrictives interdisant cette pratique. «L’Obs» a mené une enquête, non pas pour prendre position, mais pour voir s’il est aujourd’hui nécessaire de légaliser l’avortement, ne serait-ce que dans les cas de viol, d’inceste ou encore si la santé de la mère est menacée. Mais face à la loi et à la religion, qui bannissent l’avortement au Sénégal, les femmes entrent dans la clandestinité. 

Pour Mame Awa Thiam, la vie semble s’être arrêtée. Attraite le mardi 17 décembre 2019 à la barre de la chambre criminelle de Dakar, la jeune dame n’a que ses larmes pour exprimer ses regrets. Son geste infâme a abrégé la vie de son nouveau-né, qui n’a commis que le seul tort d’être né hors des liens du mariage. Enceinte de huit mois, Mame Awa Thiam, 29 ans, avait décidé de se débarrasser de cette grossesse en buvant un sirop. Quelques jours après, elle accouche d’un mort-né, qu’elle met dans un sachet, avant de l’enterrer en cachette.

Les motivations de Mame Awa Thiam pour mettre un terme à sa grossesse sont le refus de la honte. Craignant l’opprobre de son entourage, après être tombée enceinte «par accident» de son petit ami, Mame Awa décide d’avorter. D’une voix basse que même les juges peinaient à décortiquer, elle raconte : «Je ne voulais pas que ma famille sache que j’étais enceinte et j’avais honte. C’est pour cela que j’ai agi de la sorte.» Des regrets, elle en a aujourd’hui. Pour un acte qu’elle avait commis en avril 2015, Mame Awa a payé le prix. Malgré les multiples tentatives de son avocat pour la tirer des griffes de Dame Justice, la jeune maman a été finalement envoyée en prison pour 7 ans de travaux forcés.

A l’image de Mame Awa Thiam, elles sont aujourd’hui plus d’une trentaine de femmes à croupir en prison pour des faits d’infanticide et/ou d’avortement clandestins. Les motivations invoquées par les femmes qui optent pour cette solution radicale sont principalement les souffrances liées au viol, à l’inceste et des relations difficiles avec le conjoint. Les mariages forcés, la pauvreté, l’ignorance ou la négligence des méthodes contraceptives, renforcent la tentation de l’infanticide, avec comme catalyseurs communs, la pression sociale et le refus de la honte. Me Ousmane Thiam, membre de l’Association des jeunes avocats sénégalais (Ajas), connaît bien les dossiers de ces femmes.

C’est vers son organisation que celles qui sont accusées d’avortement ou d’infanticide sont renvoyées le plus souvent. La robe noire explique ce phénomène par la recrudescence des viols dans certaines régions du Sénégal, mais également l’absence prolongée d’un mari, souvent émigré, pour les femmes mariées. «Ce sont des avortements faits de manière clandestine, qui échouent, qui sont souvent déférés devant le tribunal. La plupart du temps, l’homme ne veut pas prendre ses responsabilités. La femme est obligée, si elle est mariée, de cacher la grossesse jusqu’à terme ou de tuer le bébé. Même si parfois le gars décide de prendre ses responsabilités, il y a les pesanteurs sociales. Moralement, elle ne peut pas garder cet enfant. Ce sont ces deux circonstances qui poussent les femmes à recourir à l’avortement clandestin ou à l’infanticide», explique Me Thiam.

Entre 2017 et 2018, 35 cas d’infanticides jugés par les tribunaux au Sénégal

Des cadavres de bébés retrouvés dans des sacs en plastique dans des garages ou des dépotoirs d’ordures… Régulièrement, la presse se fait l’écho de ces découvertes macabres devenues au fil des années un fléau d’envergure au Sénégal. D’après l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (Ansd), les procès de mères incriminées représentaient 25 % des affaires jugées dans les Chambres criminelles en 2012.

Pour le moment, face à ce crime, la prison reste la seule réponse apportée par la société. Le nombre de cas d’infanticides au Sénégal est alarmant, bien que cette pratique soit punie par la loi avec des peines de travaux forcés à perpétuité. Parce que l’infanticide est considéré comme un crime, donc elles prennent de lourdes peines. Les femmes qui ont recours ou ont tenté de recourir à des avortements clandestins risquent également jusqu’à deux ans de prison et une amende. Même chose pour le personnel médical. Les avortements clandestins et les infanticides constitueraient aujourd’hui 38% des causes de détention des femmes. Aujourd’hui, elles sont plus d’une trentaine à croupir dans la maison d’arrêt pour femmes de Liberté 6 à Dakar ou dans celle de Rufisque. En attendant que peut-être, un jour, la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (Ivg) évolue. «Nous avions fait un maillage national.

Entre 2017 et 2018, on avait traité plus d’une trentaine de cas sur les 35 qui ont été jugés. Les 90% étaient des peines qui étaient déjà couvertes. Parfois ce n’est plus l’infanticide qui a été retenu, mais l’infraction qui concerne la violation de la loi sur l’inhumation. Parce que l’enquête a permis de voir que le bébé était venu au monde mort-né et que la femme l’enterré sans que les gens le sachent», révèle Me Ousmane Thiam. Malgré cette interdiction de l’IVG, le taux d’avortement au Sénégal est très important. Beaucoup de femmes avortent clandestinement dans des conditions risquées. Les lois les plus répressives n’empêchent pas les femmes d’avoir recours à l’avortement, mais cela les pousse à recourir à des procédures dangereuses (médicaments, solutions toxiques, introduction d’objets dans l’utérus…), qui peuvent entraîner la mort. Dans le même rapport, l’on indique qu’environ 51 500 avortements ont été provoqués au Sénégal en 2012, selon les estimations, soit un taux de 17 avortements pour 1 000 femmes âgées de 15 à 44 ans.

La plupart des avortements ont été pratiqués clandestinement et dans des environnements non médicalisés. Ces femmes sont issues de couches sociales défavorisées et le géniteur n’assume pas son rôle. Cela aboutit à l’avortement ou à l’abandon du nouveau-né pour s’éviter des problèmes plus tard. Elles peuvent appartenir aussi à des familles religieuses où le fait de tomber enceinte est considéré comme un sacrilège, ou encore ce sont des grossesses issues d’incestes. Président du Groupe parlementaire Bennoo Bokk Yaakaar (Bby), Moustapha Diakhaté était favorable à une loi autorisant l’avortement médicalisé, pour éviter la prison aux victimes. Ou la mort. «Pour éviter à la femme victime de relations incestueuses ou victime d’un viol suivi de grossesse, la prison ou le cimetière, il faut à notre pays une loi permettant de subir un avortement médicalisé. D’autant plus que le Sénégal a signé des conventions internationales dans ce sens qui sont supérieures aux lois nationales. Il doit donc respecter sa signature en adoptant une loi qui autorise l’avortement médicalisé, conformément au protocole de Maputo», défend-il.

L’ancien parlementaire s’était joint à l’Association des femmes juristes du Sénégal (Ajs) et avait invité, à l’époque, ses collègues députés, les membres de la société civile, à porter le combat. Il ajoute : «C’est le gouvernement, à mon avis, qui ne veut pas aller à l’encontre de la volonté de certains lobbys religieux. On refuse de légaliser l’avortement médicalisé, en ce moment, des centaines de femmes meurent du fait de l’avortement clandestin. C’est ça le drame. Les dégâts sont terribles. On pratique l’avortement dans des conditions extrêmement dangereuses.»

Seuls quatre pays africains ont légalisé l’avortement

Sur cette même lancée, l’Association des femmes de juristes du Sénégal (Ajs) poursuit les discussions avec les populations et les parlementaires. Selon Amy Sakho, responsable de la communication de l’Ajs, les femmes juristes font de leur mieux pour faire adhérer au projet de loi le maximum de personnes possibles.

«Il y a des femmes parlementaires qui soutiennent ce projet et avec qui nous avons pu discuter, mais elles sont divisées sur cette question. Il faut trouver un consensus, notamment avec les religieux. Mais les députés sont d’accord sur le fait qu’il faut plus d’actions de sensibilisation auprès de la population», révèle-t-elle. Amy Sakho garde espoir. Parce qu’au début de leur campagne de sensibilisation sur l’avortement, les gens étaient très réticents. Mais ils ont compris au fil des mois, l’intérêt de leur plaidoyer. Et de poursuivre : «L’avortement est un besoin. Même s’il est interdit au Sénégal, les gens le font clandestinement. Les populations et les décideurs vont comprendre que ce projet de loi doit être voté. Je respecte l’avis des religieux. Ils ont leurs convictions. Mais notre plaidoyer est logique, fondé juridiquement sur le protocole de Maputo.» Malheureusement, l’Afrique traine encore le pas pour la légalisation de l’avortement. Seuls quatre pays africains ont promulgué la loi pour l’autoriser. Après la Tunisie, l’Afrique du Sud et le Cap-Vert, le Mozambique est le quatrième pays africain où l’avortement volontaire est légalisé.

 L’IVG, un enjeu de santé publique

Pour mettre fin à l’avortement clandestin et à l’infanticide, l’Association des juristes sénégalaises (Ajs) ouvre le débat sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Le Code pénal, en son article 305, interdit l’avortement, sauf si la vie de la mère est en danger. «Il y a ce qu’on appelle le protocole de Maputo, qui a été ratifié par le Sénégal. Et ce protocole prévoit le recours à l’avortement médicalisé. Mais malheureusement, ce protocole n’est pas appliqué. Parce que le code pénal, en son article 305, réprime toujours l’avortement, que ce soit médicalisé ou pas», confie Me Ousmane Thiam.

Le Sénégal a ratifié plusieurs chartes relatives aux droits des femmes et à leur santé sexuelle, dont le Protocole de Maputo en 2003, qui impose aux États de garantir le droit à l’avortement médicalisé en cas de viol, d’inceste ou de danger pour la santé de la mère. Pourtant, le chemin vers l’avortement est encore long. Un comité a été mis en place par le ministère de la Santé du Sénégal pour travailler sur un projet de loi sur la légalisation de l’avortement médicalisé. En novembre 2014, il n’avait pas encore été adopté par le Conseil des ministres. Le gouvernement ne s’est pas non plus encore prononcé clairement sur son soutien à cette réforme, qui connaît toujours les réticences des autorités religieuses. Mais selon l’Ajs, l’accès à un avortement médicalisé est devenu un enjeu de santé publique et la pénalisation de l’IVG a des conséquences dramatiques sur la santé sexuelle et reproductive des femmes.

L’association mène donc une campagne pour la légalisation de l’avortement médicalisé en cas de viol ou d’inceste. Et rappelle que l’État sénégalais a ratifié sans réserve le protocole de Maputo, qui en son article 14, invite les États africains à autoriser l’avortement médicalisé en cas d’agression sexuelle, de viol, d’inceste et lorsque la grossesse met en danger la santé mentale ou physique de la mère. «Le plus important est la modification de l’article 305 du Code pénal, qui interdit l’avortement, sauf en cas de danger pour la mère. Nous recevons dans nos boutiques de droit des jeunes filles de 11, 12, 16 ans, enceintes suite à des viols et qui morphologiquement, ne peuvent pas porter ces grossesses normalement. Elles sont aussi perturbées psychologiquement, puisqu’elles ne peuvent plus aller à l’école. On ne doit pas obliger une personne à porter une grossesse imposée. On ne peut pas parler de grossesse non désirée dans ce type de cas. Les mineures n’ont pas demandé à avoir d’enfants, c’est leur violeur qui leur a imposé cela. Il y a donc urgence à légaliser l’avortement médicalisé dans les cas que nous avons plaidés : inceste, viol et mise en danger de la mère», explique Mme Sakho. En attendant, des femmes continuent à mourir suite aux complications liées aux avortements non médicalisés. Tandis que d’autres, sous la pression sociale, commettent encore des crimes d’infanticide. Le débat est posé…

 

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